Chapitre 19 - Destination Brocéliande

Même jour mais bien plus tard

Le trajet avait été long pour Noé mais il en voyait la fin. La Bretagne les accueillait enfin.
A l'avant, se trouvait sa mère et le père de sa petite amie. Ils avaient parlé des derniers événements, des attaques à Paris et de leurs inquiétudes pour leurs enfants. Gauthier avait plus d'une fois lancé des coups d'oeil à Noé dans le rétroviseur intérieur, l'empêchant de toucher ne serait-ce que la main de Clem.
Cette dernière était installée, droite, écoutant son ipod touch et consultant ses cours sur sa tablette. Elle était habillée avec son élégance habituelle. C'était ce qu'il avait remarqué chez elle dès son arrivée dans son bahut. Sa manière de s'habiller, de se tenir et même de parler avec douceur mais fermeté. Il sentait son odeur d'agrume lui chatouiller les narines.
Le problème c'est qu'il avait l'impression qu'elle lui faisait la gueule. Peut être parce qu'il lui avait fait la bise mais il ne pouvait guère faire mieux devant leurs parents. Il n'allait pas l'entrainer dans le bassin à poissons lui...
Pourtant il n'était pas sûr que ce soit ça. Elle lui avait envoyé un sms au début du voyage qu'il ne savait pas vraiment interpréter "Je suis contente de voir que tu te préoccupes enfin un peu de ta future soeur".
Et depuis, elle l'ignorait. Il était juste à côté mais elle dédaignait ses messages et même son coup de coude.
Noé n'avait pas été souvent en cours et ils s'étaient croisés plus qu'ils ne s'étaient vus, est-ce que c'était lié à ça ?

— Mais je ne comprends pas pourquoi Quentin a emmené Capucine avec lui, dit Gwen. Je me fais du soucis pour elle et je n'ai pas envie qu'il l'entraine dans des histoires louches comme le faisait Eric.

Gauthier l'avait questionné sur la destination de chef de famille et surtout sur ceux qui l'accompagnaient. L'absence de Joanna et de Ahmed au profit d'Alexis et Capucine l'avait laissé intrigué.

— J'ai croisé Duchelle à mon dernier séminaire. Il aimerait bien qu'elle se marie. Elle a déjeuné plusieurs fois avec Thierry Brauch, l'héritier du groupe SEA technologie, mais elle n'est pas plus assidue sur ce point que sur ses études.

— Oh Gauthier, on en est plus à l'époque où une femme doit se marier pour trouver sa fonction sociale, dit Gwen en levant les yeux au plafond.

— Va dire ça à ses parents...

— ça m'étonnerait que Capucine veuille épouser ce genre de type, lança Noé sans lever le nez de son bouquin de chimie.

En vérité, il n'avait pas vraiment révisé. Il n'arrivait pas à se concentrer. Il avait écouté la discussion de sa mère et de Gauthier avec plus d'attention qu'il ne l'aurait fait quelques jours plus tôt.

"Tu fais toujours la gueule ?" envoya-t-il à Clém.

— Peut être. Mais je doute que Capucine souhaite voir son train de vie baisser et elle n'a jamais été très économe. Si son père coupe l'approvisionnement de son compte en banque, il faudra bien qu'elle y songe.

Gwen ne semblait pas apprécier les idées de Gauthier. Mais elle n'appréciait pas trop non plus sa manière d'élever Clementine. C'était un des rares points de dissension entre eux.

— Capucine peut travailler. Elle est loin d'être idiote. Elle a juste tendance à se bloquer dans des voies sans issues.

— Comme avec Eric ?

Gwen trouvait la remarque un peu mesquine mais elle n'était pas fausse. Capucine avait bien trop attendu après lui et leurs fiançailles n'avaient jamais été qu'un moyen pour son fils de la garder sous le coude lorsque la jeune fille avait été courtisée par un autre. De toutes manières, elle n'épouserait qu'un sorcier. C'était une évidence, Capucine n'était vraiment exaltée que par la magie même si elle n'en parlait pas à tout le monde.
Clementine regarda son portable, le reposa et finalement le reprit pour écrire "Je fais pas la gueule."

Enfin une réponse ! Au bout de 4h de route, c'était inespéré !

"C'est drôlement bien imité. Tu me snobes depuis qu'on est partis."

— Peut-être que Termina... Quentin lui proposera un job en rentrant. Elle a des compétences qui pourraient être utiles à DLS, c'est sûr.

— Des compétences pour la société, s'étonna Gwen.

— Et je doute que Quentin veuille l'épouser. Il n'a jamais été très chaleureux avec elle. En revanche, je sais qu'Olivier l'apprécie et ils sont déjà sortis ensemble une ou deux fois, dit Gauthier.

Il se tourna vers Gwen.

— Je tourne bientôt, chérie c'est ça ?

Clementine haussa les épaules et lui répondit "Je suis occupée. Comme toi."

"Chérie". Noé aurait bien fait une grimace, mais se retint tout juste. Heureusement qu'ils se retenaient de se bécoter, il en aurait été malade.

"S'ils s'embrassent, je vomis" répondit-il à Clém.

Ce que Gauthier dit sur Capucine et Olivier lui fit froncer les sourcils. Il ne la voyait pas non plus avec lui. Olivier la traiterait de la même façon qu'Eric, il en était sûr.

Clem rangea son téléphone dans son sac. Elle était certaine que son père devait se dire quelque chose dans la même idée les concernant.
Noé reconnut la maison familiale de sa mère. D'ailleurs, il n'avait plus de réseau sur son smartphone.

Il soupira en levant les yeux au ciel.

— Bienvenue au Moyen-âge...
— Vous déconnecter un peu ne vous fera pas de mal, fit Gauthier en ralentissant. Vous pourrez vous concentrer sur vos révisions.

Le domaine familial des Lafey était situé au coeur d'une épaisse forêt. Ils avaient passé le grand portail de grés et les grilles depuis plus de 10 minutes déjà et voilà que se profilaient seulement les bâtiments. Ceux-ci étaient disposés en bord d'un grand lac aux eaux vertes et sur lequel naviguaient tranquillement des cygnes et des canards.
Le manoir principal datait du XVIIIe siècle et comportait une tour ronde sur un côté. Il avait été construit avec les pierres de l'ancien château du Moyen-âge dont subsistaient encore les vieilles ruines de l'autre côté du lac. A côté, un autre petit manoir avait été édifié au début du XIXe siècle, dans le même style local, et de nombreuses dépendances complétaient le tout. Contrairement à St Germain, la plupart des bâtiments n'était plus entretenue et l'ancienne étable partait en décrépitude. Son toit menaçait de s'écrouler depuis de nombreuses années et n'avait jamais été réparé. Quand au jardin, on était loin des parterres savamment aménagés que Noé connaissait chez lui. Ici, tout poussait dans un capharnaüm joyeux qu'un paysagiste aurait certainement comparé à un enfer végétal.
Comme les de Lyonesse se targuaient d'être les descendants du Chevalier Tristan, les Lafey clamaient être les héritiers de la fée Viviane et de Merlin. Noé ignorait si c'était vrai autant pour les uns que pour les autres, mais il pensait surtout que ça faisait toujours bien d'ajouter une figure magique majeure dans son pedigree quand on était une famille de sorciers, surtout quand il n'y avait plus personne pour vérifier.
Les Lafey avaient autrefois été une famille nombreuse et très respectée parmi les sorciers. Aujourd'hui, leurs membres se comptaient sur les doigts d'une main et l'argent manquait pour garder le domaine. Les tantes avaient déjà du se séparer d'un bout du bois quelques années plus tôt à contrecoeur, refusant toujours l'argent des de Lyonesse.

— J'espère que tu aimes la camomille, fit-il en regardant Clémentine.

— Bien sûr, dit elle perplexe.

Elle trouvait que les infusions de plantes locales valaient bien mieux que les thés exploitant de nombreuses populations de par le monde et dont la culture n'était pas toujours très respectueuse.
La présence de son père la stressait et elle avait hâte de descendre de cette voiture.

— J'espère que Quentin nous téléphonera ce soir, dit Gwen inquiète.

Gauthier savait très bien ce qui pouvait avoir poussé Quentin à partir pour la Norvège. Ils avaient tous commencé leurs recherches par Stavanger, l'université et cet excentrique d'Olfarson. Si Quentin savait ce qu'il était, il était logique qu'il aille à sa rencontre.

— J'espère, oui.

Il adressa un sourire rassurant à Gwen alors qu'il arrêtait la voiture devant le manoir principal. Aussitôt, une femme âgée d'environ 70 ans, aux cheveux blancs frisés, coupés au carré, sortit pour les accueillir. Sa vieille salopette tâchée d'herbe aux genoux et sa longue chemise à carreaux bleus retroussées aux coudes accentuait encore son petit gabarit. Elle fit glisser ses lunettes carrées à monture noire sur son nez pour regarder ses visiteurs au-dessus. Quand elle reconnut sa nièce, Lénaig Lafey vint la serrer dans ses bras avec chaleur.

— Bienvenue chez toi, ma petite.

Lenaig sentait bon les plantes et les fleurs. Elle en avait d'ailleurs quelques unes de coincées dans ses boucles.

Clementine était sortie à son tour. Elle regardait autour d'elle le paysage. Il semblait tout droit sorti d'un roman. La présence puissante des végétaux était plaisant et apaisant. Cet endroit ne ressemblait à aucun de ceux où elle avait pu vivre avant.

Lenaig serra la main de Gauthier, précisant qu'elle était ravie de le rencontrer enfin, puis se tourna vers les deux adolescents. Noé s'approcha à reculons, ne voulant pas se prendre de réflexion de sa mère. La tante l'attrapa par le cou et plaqua un baiser sonore sur sa joue.

— Noé-chou, tu vas bientôt dépasser tes frères si tu continues à pousser comme ça.

Elle le relâcha et s'intéressa à la jeune fille.

— Clémentine, c'est ça ? Mon jardin te plait ?

Lenaig était très fière de son jardin et des plantes qu'elle y cultivait avec amour. Certaines espèces n'existaient plus nulle part ou seulement dans une poignée d'éco-musées.

— C'est vraiment ravissant, madame, dit elle poliment.

Mais à son regard et son sourire, elle était sincère.

— Noé te fera visiter avant le repas, dit Gwen.

Elle sentait que les adolescents avaient besoin de se retrouver et que Gauthier risquait de les surveiller comme le lait sur le feu.

— Noé-chou, prends les bagages et va les déposer à l'étage, lui demanda Lénaig. Il y a du gateau roulé à la confiture de sureau, je sais que tu adores ça.

Elle entraîna tout le monde à l'intérieur. Toutes les fenêtres du rez de chaussée étaient ouvertes et le manoir embaumait les plantes. Il fallait dire qu'il y avait presque autant à l'intérieur qu'à l'extérieur. La décoration du manoir était hors du temps, un peu comme s'ils se retrouvaient dans une brocante, avec des tapisseries qui auraient mérité un coup de neuf et de modernité et des plafonds aux poutres apparentes. D'ailleurs, derrière les odeurs végétales, on sentait celle du feu de bois et de la suie de la grande cheminée du salon. Les vieux meubles de famille étaient imposants, avec des décorations chargées de personnages ou de motifs floraux. Le canapé ikea faisait un drôle de mélange avec les meubles anciens.

— Viviane nous rejoindra tout à l'heure.

Lénaig sourit à Clémentine.

— C'est ma soeur. Nous vivons toutes les deux ici. Ma fille habite Rennes avec ses enfants, et mon fils est parti je ne sais où encore. Il est botaniste. Et toi ? C'est bientôt les examens, non ?

— Oui... Dans quelques semaines, approuva Clementine en regardant tout autour d'elle.

C'était tellement différent de chez son père ou du pensionnat. Elle n'avait jamais eu de maison de famille. Tout était neuf, sans personnalité et rarement à elle.
Gwen était soulagée de n'avoir à gérer qu'une tante à la fois.

— J'ai vu que la toiture n'allait pas en s'arrangeant, dit elle à Lenaig. Je vais profiter d'être là pour faire venir un artisan.

Avant qu'elle puisse protester, elle ajouta :

— Tu ne veux quand même pas léguer un tas de pierres à Quentin et Noé ?

Lénaig haussa les épaules.

— Comme s'ils en voudront ! Ils sont bien comme Gaël et Enora. Le seul qui pourra éventuellement être intéressé, c'est Loïc, et encore. Il trouve que c'est bien trop loin de tout.

Elle soupira en regardant autour d'elle d'un air désolé. Ses petits-enfants avaient à peu près l'âge de Noé et aucun n'appréciait de venir passer leurs vacances ici. Quant à son fils, il était toujours par monts et par vaux.

— Non, le domaine finira vendu à un prometteur qui en fera des chambres d'hôtes ou un golf...

— Quentin est amoureux d'une jeune femme qui ne veut vivre qu'au bord de la mer. Elle est illustratrice et dessine des endroits comme celui-ci... Tu auras peut être de l'espoir de ce côté.

Et si cela permettait à ses tantes de les laisser les aider un peu, Gwen n'allait pas hésiter à leur faire miroiter des choses qui n'arriveraient peut être jamais.

— Noé, va montrer sa chambre à Clementine.

Elle adressa un regard à son fils signifiant clairement "la chambre, pas le lit".

Le regard de Lénaig s'éclaira d'une lueur de curiosité pure.

— Quentin ? Amoureux ? Viens me raconter ça.

Elle invita sa nièce et Gauthier à s'asseoir au salon alors que Noé entraînait Clémentine dans le reste de la maison.
L'escalier grinçait presque à chaque marche.

— Toutes les chambres sont au même étage et il n'y a qu'une salle de bain. Tout à l'heure, je te montrerai l'extérieur, on y sera plus tranquille.

A ces mots, il adressa un sourire plus malicieux et charmeur à Clémentine.

— Je crois qu'on devrait faire une pause, dit elle en le suivant.

Après les potions, elle avait eu du temps pour réfléchir. Son père n'avait eu de cesse de la mettre en garde sur le chemin qu'elle prenait mais ce n'était pas ça qui l'avait amené à penser ça. La distance que Noé avait mis, la vision de ces ombres qui auraient pu les tuer et la proximité de son départ. Retourner aux états-unis était son plus grand rêve. Loin de son père et dans un environnement où elle serait bien plus libre. Mais rien ne prouvait que Noé irait faire ses études sur la côte Est... Alors ne serait-ce pas souffrir que s'accrocher pour se séparer ?

Il se tourna pour la regarder, aussi surpris que choqué.

— Tu veux rompre ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Pourquoi ?

Est-ce qu'elle lui en voulait pour l'histoire des potions ? Il s'était excusé, il lui avait assuré qu'il ne referait pas la même erreur, qu'il n'avait jamais voulu la mettre en danger.

Elle soupira et le poussa doucement pour qu'il continue de monter.

— On va pas avoir le temps de se voir avec les examens qui approchent, ensuite je pars aux états-unis pour m'installer sur le campus dès cet été... Et toi tu vas faire ta prépa ici. Il peut se passer un million de choses d'ici que tu viennes suivre tes études aux états-unis.

Elle ajouta :

— J'ai pas envie de rester fixée à mon téléphone a attendre que t'appelles.

Elle s'était sentie tellement dépendante et en demande de lui ces derniers jours. Plus rien n'avait eu d'intêret et ça lui avait fait peur de réagir ainsi.

— Ton père te renvoie aux Etats-Unis.

Ils avait déjà discuté de cette éventualité. Ils avaient fait des plans. Noé avait les moyens de se rendre aux Etats-Unis régulièrement, à chaque vacances. Ils avaient parlé de skype, de téléphone... Mais il avait toujours eu l'espoir qu'elle reste en France tout de même.

— C'est à cause de ce qui s'est passé avec la potion, c'est ça ? Ou alors c'est parce qu'il se tape ma mère ?

— C'est moi, dit elle en entrant dans la première chambre.

Elle ne voulait pas prendre le risque qu'il l'entende.

— Je ne veux plus rester avec lui. Plus vite je serai à Yale et mieux ce sera.

Elle serait prise, elle n'en doutait pas. Elle le regarda. Elle ne pouvait pas lui dire combien son père l'angoissait.

La chambre valait le reste de la maison. Des vieux meubles bretons en bois foncé, surchargé de décorations, une tapisserie aux motifs floraux démodés et assortie à l'édredon.
Noé referma la porte derrière lui. Il savait combien la relation entre Gauthier et Clém était étrange et compliquée, combien elle n'était pas à l'aise avec ce père qui l'avait ramenée à Paris après l'avoir oubliée dans un pensionnat pendant presque 15 ans.
Il s'approcha d'elle pour poser ses mains sur sa taille. Elle lui avait manqué ces derniers jours et là, elle lui annonçait vouloir mettre un terme à leur histoire. Il se sentait déçu, en colère...

— Je sais qu'il est toujours sur ton dos et tu sais que je comprends ça.

Ils s'étaient trouvés des points communs en plus de leur attirance mutuelle : tous les deux devaient subir un garde-chiourme pas commode, ils avaient aussi chacun perdu un parent...

— Je ne veux pas... passer à côté de ma vie parce que j'attends un message ou un appel de toi, Noé. Toi c'est différent. Tu profites de la vie comme elle se présente, tu te prends pas la tête... Mais moi...

Elle soupira en baissant les yeux.