Chapitre 11 - Une journée de merde

Jeudi matin - St Germain en Laye

La moto de Joanna passa le portail de la maison de St Germain alors que les horloges de la maison sonnaient 8h00.
La veille, Quentin l'avait écoutée et ne s'était pas pointé au bureau au matin. Il savait bien que dans le cas contraire, elle l'aurait pourri toute la journée, mais elle avait été surprise qu'il ne vienne pas non plus l'après-midi. Peut-être devenait-il raisonnable ? Comme si c'était possible !
Joanna détestait quand Quentin lui fichait la trouille comme l'autre soir. Depuis trois ans qu'ils bossaient ensemble, elle avait eu l'occasion de le voir mal en point et trop souvent parce qu'il avait pris la souffrance et les blessures des autres. Il ne dépassait cependant que rarement ses limites, mais à son retour, cela avait été comme s'il s'était senti obligé de rattraper le temps perdu pendant son absence. Comme si, maintenant qu'Eric ne reviendrait jamais, il avait dû démontrer qu'il pouvait assumer sa place. C'était stupide puisqu'il le faisait déjà depuis quatre ans et, de ce qu'elle en savait, certainement bien mieux que son frère n'en aurait été capable ! Mais prendre tout sur ses épaules sans se soucier de lui-même était bien une des caractéristiques de Quentin. ça et tout faire pour une famille qui n'avait pas la moindre considération pour lui.
Elle ne pensait pas à Gwen et Noé, elle ne les mettait pas dans le même panier que la plupart des autres, et surtout de sa salope de grand-mère. La relation entre Quentin et sa mère était spéciale, dérangeante parfois, mais Gwen avait toujours fait front avec lui ces dernières années. Quant à Noé, c'était un petit con qui mériterait un bon coup de pied au cul. Ce n'était pas encore un cas désespéré, c'était juste un ado trop gâté et Quentin était bien trop coulant. Si Kelya lui faisait subir la moitié du quart de ce que Noé faisait à son frère, Jo serait devenue dingue. Heureusement, sa petite soeur était loin de ressembler au petit prince en baskets rouges.

Joanna se gara devant le perron et regarda sa montre. Elle espérait presque qu'il y aurait des bouchons pour rentrer sur Paris. Pas qu'elle veuille que Quentin recule une nouvelle réunion - sa réputation en prendrait un coup -, mais elle avait des tonnes de questions à lui poser sur ses activités d'hier après-midi et sur la soirée.
Ahmed s'était sûrement bien amusé à lui envoyer une des photos prises par l'homme qui surveillait Quentin et Bo en promenade à Paris avec pour seul commentaire "N'avais-je pas dit que ça serait intéressant ?". Il avait récidivé plus tard avec un sms sybillin comme quoi elle allait regretter de ne pas avoir assisté à la soirée. Comme il n'allait pas lui dire ça pour la qualité des petits fours, cela faisait plus que l'intriguer, mais, évidemment, il n'avait pas voulu lui en dire plus. Il devait se douter qu'elle passerait Quentin à l'interrogatoire.

— Mademoiselle Joanna, bonjour. Je vous sers un café ? Personne n'est encore descendu, l'accueillit Annie en sortant de la cuisine.

Baptiste et les jardiniers étaient occupés sur la terrasse à démonter les tables du buffet de la veille.

— Je veux bien un café en attendant Quentin, approuva-t-elle.

Vu l'heure, elle ne doutait pas qu'il allait bientôt descendre. Pourtant au fur et à mesure que les minutes s'égrainèrent, il apparut que le silence de la maison était des plus inquiétants. Elle entendit des pas dans les escaliers mais c'est Capucine qui entra dans la pièce. Elle était encore en pyjama. Un ensemble en satin parme qui mettait en valeur sa silhouette. Cependant son expression n'avait rien de charmeuse.

— Tu perds ton temps, Quentin n'a pas dormi dans sa chambre, dit elle d'un ton cassant.

Elle avait voulu lui témoigner sa sympathie à vingt-trois heure, puis à minuit et demi et enfin à deux heures du matin... En vain. Il n'était jamais sorti de la chambre de Bo.

Joanna reposa sa tasse sur le plan de travail. C'était rare que Capucine affiche une tête pareille.

— Et comment tu sais ça ?

Elle l'imaginait bien en train de guetter les pas de Quentin, l'oreille collée à sa porte.

Capucine commanda un petit déjeuné continental à Annie mais avec un pamplemousse en plus.

— Parce que son lit n'est pas défait et qu'à deux heures du matin, il n'était pas dans sa chambre la dernière fois que j'y suis passée, dit elle en haussant les épaules.

Elle la regarda :

— C'est bon je suis aussi douée que toi pour bosser à DLS ?

Jo joua avec sa petite cuillère, la faisant rebondir sur ses lèvres. Capucine avait l'air de vouloir passer à la vitesse supérieure si elle allait voir si Quentin était dans sa chambre plusieurs fois de suite. Connaissant son ami, il y avait de grandes chances qu'il ne se soit pas aperçu du danger. Il pouvait être parfois si naïf pour ce genre de choses...

— Je ne sais pas : tu as trouvé où il est ?

Probablement dans le bureau ou la bibliothèque. Cette dernière était en quelque sorte sa tanière, d'autant plus qu'il fallait la magie familiale pour y entrer.

Capucine la regarda longuement. Elle avait toujours pensé que Joanna souhaitait plus qu'être une simple amie pour Quentin. Elle se la jouait grande camaraderie mais elle matait ses fesses. Entre autre.

— Va voir dans la chambre de Bo et t'auras ta réponse.

Elle regarda l'heure en ajoutant :

— D'ailleurs, il doit être bien fatigué pour ne toujours pas s'être levé...

La petite cuillère se stoppa sur la bouche de Jo.
Ce que disait Capucine n'avait pas de sens, comme bien souvent.
Quentin n'était pas un séducteur. Elle l'avait vu avec quelques femmes ces dernières années, mais en général, c'était toujours elles qui faisaient le premier pas, enclenchant ensuite la machine. Comme s'il suivait ce que l'autre ressentait. Cela ne voulait pas dire qu'il était aussi insensible qu'on pouvait le prétendre, elle savait que ce n'était pas le cas, mais elle le voyait mal coucher avec la veuve de son frère.
Certes, Jo avait vu la photo aux Tuileries, où il enlaçait Bo, mais le connaissant il devait surtout penser que la jeune femme avait besoin d'un ami et de réconfort. Même si c'était très étrange de voir Quentin faire ce genre de gestes en public.

— Et bien, il va devoir se lever, sinon on sera en retard.

Jo laissa là Capucine et décida de monter à l'étage.

L'étage était toujours aussi silencieux. Toutes les portes étaient fermées.

Joanna alla tout de même vérifier dans la chambre de Quentin, mais effectivement, le lit n'était même pas défait.
Elle frappa à la porte de Bo, mais n'obtint aucune réponse. Elle fit tourner la poignée et entra. Le jour filtrait par le côté des épais rideaux et la première chose qu'elle vit fut la chemise et le gilet de Quentin jeter par terre, n'importe comment. La cravate était au pied du rideau, abandonnée. Finalement, peut-être que Capucine avait raison et ça, Jo ne l'avait pas vu venir.

La chambre était paisible. Quentin dormait dans le lit de Bo. Il portait toujours son pantalon et se trouvait dangereusement près du bord. La jeune femme avait sa tête sur le matelas, contre les côtes de Quentin et une jambe remontée sur la sienne. Le bras de ce dernier était à moitié sur elle et sa main reposait sur le haut de sa cuisse.

Jo trouvait cela plutôt amusant. On était vraiment loin de ce qu'avait pu imaginer Capucine, mais elle n'irait pas lui dire. Il se pourrait même qu'elle en rajoute. Elle hésita à prendre une photo, juste pour charrier Quentin ensuite, mais le flash allait les réveiller en sursaut.
Elle se pencha au-dessus de Quentin pour mieux discerner son visage et sourit tendrement en le regardant. Elle avait parfois regretté qu'il ne se soit jamais rien passé entre eux et il lui arrivait encore de fantasmer sur lui, surtout quand il moulait ses fesses dans un jean ou quand il souriait vraiment sans se rendre compte de l'effet que cela pouvait faire, ou à des tas d'autres occasions. Mais elle savait aussi que s'ils avaient eu une liaison, le jour où ses propres secrets seraient dévoilés, elle perdrait beaucoup. Alors, il valait mieux continuer à mater sans toucher.
Elle se redressa un peu pour arrêter de le regarder et avec son doigt, titilla sa joue.

— Debout, feignasse. Tu vas encore être en retard pour ta réunion.

Il bougea légèrement et Jo se fit la réflexion qu'il devait vraiment être détendu pour ne pas être plus que ça sur ses gardes. Est-ce que c'était l'influence de la petite luciole qui dormait à ses côtés ?
Elle ne résista pas à continuer à le piquer de son doigt jusque dans les côtes.

— De-bout !

Cette fois, il se réveilla et se tourna un peu trop rapidement vers elle, si bien qu'il tomba du lit en laissant échapper un "merde" qui fit rire Joanna.

Elle mit cependant sa main devant sa bouche pour ne pas réveiller Bo. Cette dernière s'était d'ailleurs tournée de l'autre côté, exposant une petite culotte noire en dentelle. Bien au milieu du lit, elle ne semblait pas se formaliser de l'absence de Quentin.
Joanna tendit la main à son ami pour l'aider à se relever.

Il se frotta l'épaule sur laquelle il avait atterri et accepta sa main.

— Je suis en retard ? fit-il tout bas dans un soupir.

Il leva les yeux vers Jo, se demandant bien ce qu'elle pouvait penser en l'ayant trouvé là.

— Pas encore... Mais ça ne saurait tarder...

Elle lui fit signe de la suivre dans le couloir.

— Je pense qu'un petit déjeuner te fera du bien avant que je t'annonce la journée qui nous attend... mais va t'habiller sinon Capucine trouvera le moyen de te rejoindre sous la douche. Je monte la garde devant ta porte, lui assura Jo avec un sourire.

Il ramassa rapidement sa chemise et son gilet, mais ne chercha pas à retrouver la cravate.

— Capucine ?

A son expression, il fut évident que l'idée lui collait des frissons, et pas de plaisir. Cela lui rappela la discussion de la veille avec Bo à ce sujet, qu'il écarta aussitôt.

— J'en ai pour 5 minutes. Tu es sûre de vouloir rester devant la porte ?

Elle pouvait très bien entrer dans sa chambre. Ce n'était pas comme s'il allait se promener dans le plus simple appareil entre la salle de bain et son dressing.

Elle le suivit dans sa chambre en riant.

— Tu veux la tuer... Tu veux vraiment la tuer, dit elle dans un fou rire. Elle va penser que tu as passé la nuit avec Bo et que tu commences ta journée suivante en prenant une douche avec ta collaboratrice...

Il haussa les épaules, mais elle vit qu'il souriait.

— La tuer, non, je ne suis pas si cruel. La faire fuir en revanche...

Il entra aussitôt dans son dressing pour chercher de quoi se changer.

— Tu n'as pas vraiment l'air de vouloir faire fuir Mademoiselle Hendricks, en revanche, dit remarquer Jo en se laissant tomber dans le fauteuil le plus proche.

— Ce n'est pas ce que tu crois, lança-t-il du dressing.

Même si dire ça après qu'elle l'ai trouvé dans le même lit que Bo, à moitié nu, n'était pas très convaincant, il devait bien le reconnaître.

— Je suis une espèce de doudou pour elle.

— Un doudou... Comme Camille ?

La gamine dont il avait assuré la sécurité avant qu'elle ne guérisse miraculeusement, avait tendance à voir Quentin de cette manière. Mais c'était une ado de l'âge de sa petite soeur.

— T'es sûr de ça ?

Il ressortit du dressing avec ses vêtements sur le bras.

— Pas comme Camille, mais...

Il soupira, s'appuyant contre le chambranle de la porte.

— J'en sais rien. Elle s'est raccrochée à moi quand son frère a pris l'avion pour New York et je pense qu'elle me fait enfin confiance pour beaucoup de choses. Je ne vais pas nier que c'est ce que je voulais depuis le départ, tu le sais très bien. Peut-être que sa façon de faire avec moi, c'est juste parce qu'elle se sent seule, je la distrais du reste.

Le sourire de Joanna s'accentua.

— Et tu es prêt à la distraire jusqu'à quel point ? Demanda-t-elle l'air de rien.

— Ce n'est pas ce que tu crois, répéta-t-il.

Il se redressa pour aller jusqu'à la salle de bain.

— Je te rappelle que c'est la compagne d'Eric et elle est enceinte, fit-il en y disparaissant.

— C'était la compagne d'Eric. Et la grossesse n'est pas une maladie contagieuse. Il t'arrivera rien si tu fous ta...

Elle s'interrompit. Il allait encore la trouver vulgaire. Elle devait apprendre à être une demoiselle distinguée. Un physique ne faisait pas tout.
Elle sortit ses clopes et alla à la fenêtre pour fumer. Elle n'allait pas pousser Quentin à explorer davantage son lien avec Bo. Cela ne serait bénéfique pour personne. Elle n'était pas une fille anodine avec qui lui et Ahmed pouvait espérer qu'il prenne juste un peu de bon temps, histoire qu'il leur foute la paix au boulot.
Cependant, il se passait quelque chose de fort entre eux et ça personne ne pouvait le louper. Joanna ne croyait pas aux coïncidences.

Elle l'entendit marmonner quelque chose avant que l'eau se mette à couler dans la douche.
Joanna venait de finir sa cigarette qu'il revenait dans la chambre, presque habillé et les cheveux encore humides. Pour une fois, il n'avait pas pris le temps de se raser, ce qui ne lui arrivait que très rarement, lorsque les missions ne lui en laissaient pas le temps ou quand il arrivait à avoir un week-end tranquille.
Il mit ses chaussures, passa la veste assortie à son pantalon et se choisit une cravate qu'il mettrait après le petit-déjeuner.

— On est encore dans les temps pour que j'avale quelque chose, fit-il en consultant sa montre.