Chapitre 27 - Noé

Samedi 25 mai

Capucine regarda le bâtiment entouré d’un jardin parfaitement entretenu. On pouvait traverser une roseraie, marcher au milieu de massifs de fleurs un peu plus sauvages ou plus simplement s’installer sur la terrasse dans l’orangeraie. Elle n’était pas revenue ici depuis plusieurs années maintenant contrairement, hélas, à la personne qu’elle venait voir.
Elle se présenta à l’accueil mais n’eut pas le temps de s’adresser à la standardiste qu’elle aperçut son père au détour du couloir principal. Il se figea en la voyant mais ne trouva pas un air plus aimable pour autant. Bien au contraire.

— Tu crois vraiment que tu as du temps à perdre ici ? Tu n’as pas des partiels à passer à cette époque ? Un mémoire à rendre ? Je ne vais pas dépenser tout ton héritage à t’entretenir à ne rien faire, Capucine.

Cela ne l’impressionnait plus tellement mais elle ne pouvait nier que le ton restait profondément déplaisant. Elle était plus grande que lui avec ses talons. Elle était plus grande que lui à bien des égards. Il tira sur sa cravate et elle nota qu’il était une fois de plus parfaitement habillé. Quentin n’aurait rien eu à lui envier s’il avait atteint cet âge sans une Bo Hendricks dans les pattes. Souhaitait-elle réellement se retrouver un jour mariée à un homme comme ça ?

— J’ai décidé de travailler à DLS, Quentin de Lyonesse a un poste pour moi.

Nicolas Duchelle éclata de rire sans la quitter des yeux. Elle avait ses yeux à lui, bleu tirant sur le vert. Des jolis yeux. Mais elle ne les avait jamais vraiment aimé parce qu’il lui rappelait justement les siens. Tellement dépourvu de chaleur et d’humanité.

— Tu vas servir le café à Quentin et taper ses courriers ? C’est tout ce que tu auras réussi à obtenir de lui, je suppose. Ce n’est plus de l’opportunisme, c’est de l’obsession. Finalement ce n’est pas tes études que j’aurais dû financer mais une thérapie…

— Une thérapie de famille nous aurait fait le plus grand bien, en effet, le coupa-t-elle calmement.

Sa réponse ne lui plut pas. Il n’avait jamais aimé l’insolence bien que pour le coup, cela n’en fut pas. Capucine était convaincue que ses parents avaient des choses à se dire et par ricochet Bastien et elle aussi. Son frère avait opté pour l’éloignement et n’avait plus beaucoup de rapport avec eux. Quelques mails. Un appel aux anniversaires bien qu’il s’obstina à confondre les dates entre eux. Elle le soupçonnait aussi de rejouer le drame parental avec sa propre femme. Il était encore heureux que Rachel ne parvienne pas à avoir d’enfants.

—Puisque tu as un travail, je me permettrais de suspendre ta pension. La cure de ta mère va encore me coûter une fortune… Tout ça pour un nouvel échec à venir. Personne n’arrive en une seule vie à louper autant de suicides à la chaine.

— C’est à déplorer en effet, dit elle froidement.

Ils échangèrent un regard. Cela s’arrêterait là. On ne se disputait pas. On ne se disputait jamais dans sa famille. On ne se parlait pas et quand on le faisait c’était bref, froid et cruel.

— Quelle chambre ?
— Tu la trouveras au fond de ce couloir. Elle ne rentrera pas tant qu’elle n’aura pas repris ses anti-dépresseurs de toutes manières, dit il en sortant ses clés de voiture. Tu préviendras ton frère.

Elle regarda son père partir sans autre forme de salutation. Elle retint un soupir et prit la direction indiquée. Les murs étaient peint dans des couleurs chaudes et vives avec sous cadre des herbiers ou d’anciennes planches de dessin de plantes. Elle frappa et entra dans la chambre.
Anaïs Duchelle était allongée dans son lit. Un petit tas en chien de fusils qui lui tournait le dos. Elle distinguait ses cheveux blonds cendrés. Ternes et même un peu gras. Elle fit le tour pour ouvrir les rideaux donnant sur la baie vitrée s’ouvrant sur le jardin à l’anglaise. Elle la fit coulisser pour qu’un peu d’air frais, chargé d’odeur fleuri entre. Elle hésita ensuite. Ce n’était pas plus simple avec sa mère qu’avec son père. Ça ne l’était pas plus avec son frère. Avec chaque membre de sa famille tout était d’une complexité sans nom. Comme une partie d’échec où chacun de déplaçait d’une manière différente. Son père était la reine se déplaçant de toutes les manières possibles et sa mère plus probablement le cavalier formant des L de manière impromptue. Et comme lui, elle ne parvenait pas à s’échapper de l’échiquier. Elle n’était même pas une pièce assez convoitée pour espérer se faire manger par un adversaire de son père.
Capucine tira un fauteuil d’osier et s’assit dessus. Elle sortit ses cigarettes et attrapa une petite coupelle en guise de cendrier. Le visage de sa mère était livide, ses traits tirés et elle avait un reste de rouge à lèvre prune sur sa bouche. Le grain de beauté sous sa lèvre inférieur attira son attention comme toujours. Ses yeux gris fixaient un point devant elle. Une tâche sur la moquette peut être.

— On pourrait partir. A Bali. A Florence. A  Bonifacio si tu veux. Mamé serait ravie de nous accueillir.

Sa grand-mère était la seule personne à refuser de grimper sur le plateau pour se déplacer comme un simple pion pétri d’ambition. Capucine avait une petite photo d’elle dans son portefeuille et elle la regardait chaque fois qu’elle se sentait se soumettre à la manigance familiale. Mamé aurait plu à Noé. Elle aurait aimé l’emmener en Corse. Lui faire visiter la petite villa sur l’île de Cavallo près de Bonficio. L’île des milliardaires car sa Mamé en avait séduit plus d’un. Pourtant elle restait simple et avait le goût du bonheur là où sa fille avait épousé un homme préférant les drames silencieux.

— Je n’ai pas envie, murmura Anaïs.

Capucine tira sur sa cigarette et regarda ailleurs.

— Tu n’as jamais envie de rien. Mais une fois là bas, ça sera toujours mieux qu’ici.

Toujours mieux que restée enfermée dans leur appartement parisien. Toujours mieux que d’attendre que son mari la regarde ou la considère.

— Va-t-en, Capucine, dit sa mère en lui tournant le dos.

La jeune femme soupira et continua de fumer en silence.

—On pourrait peut être aller en Sibérie. Je connais un chamane qui pourrait te soigner… Te soigner réellement et bien mieux que ces drogues que tu prends depuis que je suis petite…

Anaïs ne répondit pas. Elle ne lui en dirait pas plus. Capucine regarda son dos. Elle était si grande quand elle se tenait debout, droite, dans ses belles robes de soirée. Elle avait toujours eu un charme fou. Un physique à part là où Capucine s’était toujours trouvée assez commune. Elle écrasa sa cigarette dans la coupelle. C’était sa mère qui les avait inscrit très tôt dans des concours avec son frère. Son père lui avait fait abandonner pour Bastien qui s’ennuyait dans les castings et préférait largement passer son temps libre à faire du sport ou du piano. Elle, elle n’avait pas eu le coeur de décevoir sa mère. Elle semblait prendre tellement de goût à tout ça… Alors elle avait fini par partager ça avec elle. Elle avait un rôle dans la famille, une utilité. Au moins pour sa mère.
Elle se massa les tempes du bout des doigts.

— Je reviendrais demain.

Elle se leva et alla dans la salle de bain. Elle vida les cendres dans les toilettes et tira la chasse. Elle prit des cheveux sur la brosse de sa mère et les rangea dans sa poche. Elle revint dans la chambre et regarda sa mère. Elle la retrouverait dans cette position demain et les jours d’après. Elle aurait voulu l’embrasser, frôler ses cheveux. Mais elles ne faisaient pas ça. Elles ne l’avaient plus fait depuis sa petite enfance. Elle quitta la chambre, le coeur lourd et decida de prendre le bus jusqu’au quartier du Marais. Si son père lui coupait les vivres à nouveau, elle devrait commencer à faire des économies. Elle n’avait pas envie de demander une rallonge à son frère le temps de percevoir un véritable salaire.
Elle s’acquitta d’un ticket et s’installa près d’une fenêtre. Ses pensées quittèrent sa famille pour celle qu’elle s’était choisie. Noé. Ce qu’elle faisait avec lui était pire folie. Elle l’avait su dès le début et elle avait espéré que ce ne soit qu’une attraction fulgurante et passagère pour l’un comme pour l’autre. C’était son cas, elle n’en doutait pas. Il était tellement jeune. Le sexe était nouveau et probablement maladroit. Elle ne pouvait nier qu’en plus il existait une excellente alchimie physique entre eux et que c’était assez rare. Alors forcément, il en voulait encore mais le sexe n’était pas tout et quand il n’y aurait plus ça…
Mais quand Miu avait ressurgi et avait mis la main sur Noé, quelque chose s’était réveillé en elle. Elle avait voulu refermer ses bras sur lui et ne plus le lâcher. L’idée qu’on la dépossède de ce lien qu’elle avait avec lui, lui faisait mal. Pourtant elle savait que Noé avait d’autres choses à vivre, qu’il y avait ce décalage entre eux et que souvent il riait comme un môme à des trucs qui la faisait à peine sourire. Elle ne souhaitait pas le faire grandir plus vite pour qu’il soit l’homme merveilleux qu’il deviendrait. Drôle, gentil, tendre, optimiste, rêveur et enthousiaste… Tellement doué dans ce qu’il entreprenait. Tellement bon amant. Tout ce qu’elle avait fait pour Eric dans la magie. Tout ce qui avait mal tourné. Tout ce qu’elle lui avait dégoté… Ce serait différent avec Noé.
Mais Miu pouvait tout changer et ça lui faisait encore plus peur que d’attendre qu’il devienne cet homme là. De près ou de loin.
Elle appuya sa tête contre la vite. Miu avait été la pire des erreurs. Après Thana, Eric et Alexis s’étaient passionnés pour la démonologie. Ils y voyaient la réponse à tout. Ils étaient assez crétins pour croire qu’ils tomberaient que sur des Thanasaurius. Ils s’imaginaient avec une bande de potes venus de différentes dimensions pour le bon plaisir.
Elle avait trouvé les Archives Invisibles et elle avait commencé à lire sur le sujet. Elle y avait passé des semaines. Au point de ne plus avoir beaucoup de souvenirs de ses cours de collège, des aventures de son père ou des fois où elle avait trouvé sa mère après une tentative de suicide. Elle avait refusé d’aller plus loin et Eric l’avait pris comme une trahison. Il s’était mis à chercher les archives tout seul. Il avait invoqué Nell pour ça et la démone avait accepté de lui montrer à la condition qu’il couche avec elle. Il avait fait le fier imaginant qu’il était tellement séduisant… Mais au vu de sa tête le lendemain, cela n’avait pas dû aussi plaisant qu’il l’avait imaginé. Et il lui avait sorti le couplet comme quoi il n’avait pas besoin de ces archives pourries. En revanche, il lui avait dit qu’il trouverait un autre moyen et il l’avait plaqué froidement en lui disant qu’elle ne lui servait à rien. Il était parti au Vietnam avec Alexis et il était revenu avec Miu.
La période qui avait suivi, elle l’avait baptisé dans sa tête « Océan’s eleven ». Ils pillaient tout le monde pour accroitre objets, pouvoirs et soirées décadentes. Eric était revenu vers elle, plus heureux et séducteur que jamais. Il voulait qu’elle l’admire, qu’elle soit fière de ce qu’il avait accompli tout seul. Elle avait eu la sensation d’être une droguée en retombant dans ses bras alors qu’elle détestait ce qu’il lui montrait de lui.
Puis elle avait vu Miu le mordre, prendre son sang et la manière dont ils s’étaient envoyés en l’air avant qu’elle ne sombre dans cet état de léthargie heureuse. Rapidement, la démone s’était rendue compte qu’elle n’avait aucune prise sur elle et l’étendue de son influence l’avait glacée. Elle avait plaqué Eric pour partir au Vietnam enquêter sur place. Elle en était revenue encore plus catastrophée et lors d’un passage chez Thana avec un Alexis un peu stone, ce qu’il lui avait dit ne l’avait pas davantage rassurée. Mais il lui avait donné la piste du miroir, le narcissisme assez fréquent des créatures comme Miu. Plus encore, il lui avait donné la piste de son nom.
Elle tapa doucement sa tête contre le carreau, essayant de refouler ses larmes. Elle n’avait aucune envie de replonger dans ce combat. D’être détestée pour qu’au final personne ne se souvienne de ce qui s’était produit et de ce qu’elle avait accompli en retour. Mais elle n’avait aucune envie, non plus, que Noé paye les frais des conneries de son grand frère. Il ne méritait vraiment pas ça.
Elle descendit à son arrêt à la dernière minute. Elle pesta en voyant qu’il pleuvait une petite bruine désagréable. Ses cheveux ne ressembleraient à rien. Elle plongea les mains dans ses poches et accéléra l’allure jusqu’à gagner un petit immeuble dans une ruelle. Elle tapa le code et monta les trois étages. Elle sonna, priant pour qu’il soit là.

— Oh my god… T’as une tête épouvantable. Et ma chérie, depuis quand tu sors sans parapluie ? dit un homme en lui ouvrant.

Il portait simplement un pantalon en toile avec des motifs indien. Sa silhouette était plutôt fluette mais peu poilue. Son crâne était rasé et il avait un petit bouc finement taillé. Il s’écarta pour la laisser entrer dans l’appartement saturé par l’odeur d’encens. Il referma derrière elle et alla baisser la musique de sa chaine hifi.
Capucine se laissa tomber sur le canapé, posant son sac à main à côté d’elle.

— Je te prépare un thé ou un café ? Les deux peut être mais c’est l’ordre où je sais pas trop, dit il en la regardant.

Elle sortit ses clopes en soupirant et il fronça les sourcils.

— Y a que les clopes que t’as repris ?

Elle hocha la tête en coinçant la cigarette entre ses lèvres.

— C’est bien assez, tu ne crois pas ?

Elle leva ses yeux vers les siens et s’essuya d’un revers de main ses larmes. Il lui attrapa la cigarette.

— Si vraiment tu veux fumer un truc, je vais te rouler un joint. Tu sais que je fais pousser mon herbe chez moi. C’est pas des plants modifiés. C’est limite hyper bio, tu vois.

Elle esquissa un pâle sourire.

— Je vais pas fumer de l’herbe alors que j’ai rien dans l’estomac, Jean-Charles.

Il lui sourit et se rendit dans son coin cuisine.

— C’est pas un soucis. J’ai fais un curry végétarien dont tu me diras des nouvelles. Et puis j’ai des naans au congélateur. On va faire un festin de roi, dit il avec cet enthousiasme qui rendait encore plus précieuse ses fins de phrase.

Elle le regarda s’activer en cuisine, se disant que ce ne serait pas du tout le type de Dimitri. Pourtant ils avaient une manière assez similaire de parler des hommes. Elle appuya sa nuque sur le canapé et s’amusa à allumer, éteindre, allumer son briquet. Noé avait dû finir ses cours et rentrer avec Miu. Ou il était entrain de le faire.

— Si t’es ici et dans cet état proche de la No-life attitude, je suppose que ta mère a remis ça ? Mais t’es un peu habituée, t’en oublierais pas ton parapluie quand même…

Capucine sortit la touffe de cheveux et la posa sur la table basse.

— Si tu peux lui faire une séance, ça ne lui ferait pas de mal.
— Pas de mal, je veux bien te croire mais le plus efficace ce serait que tu me l’amènes. Se faire chevaucher par un de mes dieux… C’est ça la révélation qu’elle attend, crois-moi.

Capucine se demanda si le vaudou passerait mieux que le chamanisme dans son argumentation auprès d’Anaïs. Elle en doutait sérieusement. Elle sourit malgré tout à l’idée.

— Toi aussi d’ailleurs. Tu serais libérée de ce carcan d’éducation catholique et bourgeoise dans lequel ils t’ont moulé aussi sûrement qu’une robe Dolce&Gabbana.
— Je ne suis pas possédante. Si ça marche pas sur moi c’est que j’ai été maudite. La magie marche pas quand je suis là. Je suis une « zone blanche » pour les ondes magiques… C’est la dernière nouvelle.

Jean-Charles revint avec deux bols. Il les posa sur la table et récupéra les cheveux avant de repartir.

— Y a d’autres nouvelles dans ce genre ?
— Je me suis tapée un mec qui a dix ans de moins que moi bien plus de fois en quelques jours que certaines relations sur six mois… Et j’arrête pas de penser à lui tout le temps.

Jean-Charles éclata de rire en mettant les naans à réchauffer.

— Ah oui… Et ça mérite que tu l’annonces sur le ton de l’apocalypse.
— Dans la mesure où il vient d’hériter du contrat qu’Eric a passé avec la démone la plus cupide et la plus retorse de l’univers…
— Tu te tapes le petit frère de ton ex ? Je pense que c’est plus ça qui devrait te gêner que les dix ans d’écart, tu sais…Enfin gêner… Tu sais ce qu’on dit quand y a de la gêne, y a pas de plaisir alors j’en ai jamais.

Il s’accouda au comptoir séparant la cuisine et le salon pour la regarder.

— Tu comptes faire quoi alors ?
— Trouver un moyen de me détendre pour ne pas finir comme ma mère…
— Promets-moi de pas retourner voir Vinklar pour ça. La fille que t’es devenue, elle est tellement mieux que celle qu’Eric t’avait fait devenir.

Il récupéra les naans et les couverts pour les poser sur la table basse. Il s’assit et passa son bras autour de ses épaules.

— Plus de drogues, d’aucun genre… Essaie plutôt la broderie. Tu t’étais vachement bien débrouillé pour le suaire du miroir.
— Tu parles de celui que Noé a écarté sans mal pour libérer la démone ?
— Ah.

Il appuya sa tête contre la sienne.

— Peut être que le fil était synthétique… Made in China. C’est pas forcément toi qui a merdé… Parce que c’était vraiment très bien exécuté et tu t’étais tellement piquée le doigt sans presque pleurer…

Capucine savait maintenant que si le miroir avait pu retenir Miu c’était grâce à son absence de l’appartement. Sinon, elle en aurait vidé les effets sans le savoir. Peut être même qu’elle avait pu en sortir plus facilement et avait exercé son influence sur Noé sans qu’il le perçoive.

— Sinon tu continues le sexe. Tu sais, je prône toujours les possessions vaudou pour me reconnecter au monde mais une bonne queue, agile et endurante ça fonctionne aussi…

Elle soupira mais sourit. Assurément, Dimitri y aurait été de son commentaire. Elle s’écarta pour se pencher et attraper la nourriture. Mine de rien, elle commençait à avoir faim. C’était que les choses étaient gérables.

— Je crois que ça me déconnecte plus que ça me reconnecte. Et surtout ça me rend trop vulnérable. Si je suis vulnérable, je ne pourrais pas le sauver.
— Oh non… Tu vas pas faire ça, Capucine Duchelle. Tu vas pas jeter un mec qui te plais pour te concentrer sur comment le sauver ?
Capucine sentit son ventre se serrer. C’était exactement ce qu’elle devait faire. Mettre de la distance. Distance que Miu mettrait à profit pour resserrer ses griffes sur lui et lui rendre la tâche plus ardue encore. Pendant ce temps, elle chercherait un moyen plus définitif de se débarrasser d’elle. Peut être fallait il prendre un risque fou… Qu’elle ramène le grimoire des Ombres… Qu’elle soit libérée et la tuer à ce moment là.  

N'aie pas peur. La Magie fera partie de ta vie mais sois prête pour cela à perdre le contrôle. Et pas juste avec le Peuple des Origines comme tu les baptiseras.

Est-ce qu’elle devait accepter d’affronter Miu ? Prendre ce risque… Elle avala une bouchée de nourriture. Elle devait rencontrer l’Huldre féminin. C’était la seule solution.
Ils pouvaient se servir de Miu pour ça.

— Capucine… Si c’est un gamin soit il lâchera rien, soit tu lui briseras le coeur et il foncera encore plus dans les bras de cette créature. Tu peux pas juste… Je sais pas moi… Continuer ce que vous avez commencé ?

Des images lui passèrent par la tête et elle lui faisait tous un pincement au ventre. Un pincement agréable qu’elle n’avait plus éprouvé depuis bien longtemps. Comme si elle pouvait être moins raisonnable. Moins responsable. Cette chaleur était agréable dans tout ce froid, tout ce vide qui l’habitait depuis si longtemps.
Eric avait été toute sa vie pendant de longues années. Une échappatoire à sa vie de famille qui faisait d’elle une copie névrosée et angoissée de sa mère. Puis leur relation avait fini par ressembler à celle de Nicolas et Anaïs pour son plus grand désarrois.

— Et si je tombe amoureuse, je fais quoi ? Je ne serai plus aussi lucide et efficace dans mes décisions…
— Si tu te poses la question c’est que tu l’es déjà un peu…
— Raison de plus pour me tenir à distance. Sans rejet tu as raison. Mais loin.

Ils mangèrent en silence au son de la désapprobation de Jean-Charles. Ensuite, il lui roula un joint et alors qu’ils fumaient il l’entraina dans la pièce où il pratiquait le vaudou. Elle avait toujours aimé cet endroit qu’elle trouvait aussi fascinant qu’effrayant. Elle aimait particulièrement les vévés dessinés au sol ou sur les murs.

— Tu vas pas sacrifier une poule, hein ?

Il lui reprit le joins et la regarda affligé.

— Ne les insulte pas ici. D’ailleurs, si vraiment t’es une zone blanche, tu vas pas rester. Tu vas juste me donner un peu de ton sang et tu retournes planer avec de la musique indienne et de l’herbe.

Elle sentait qu’elle allait être fraiche si elle rentrait à Saint-Germain en sentant l’encens, la beuh et avec un sourire stupide sur les lèvres. Elle lui tendit son doigt pour qu’il le pique.

— Pour ta mère, je vais faire comme d’habitude mais eloigne-la de ton père. Emmène-là vraiment loin cette fois…

Elle laissa échapper un « aïeuh » à la piqure de l’aiguille. Elle pourrait commencer par l’emmener à Saint-Germain. L’atmosphère dingue qui y régnait, la présence de sorcier… ça pouvait lui faire un petit choc salutaire. Mais elle ne souhaitait pas vraiment l’exposer à Miu, Gauthier, Olivier et les Vélikan avide de vengeance…
Non la Corse serait une bien meilleure idée. Ainsi, elle s’absenterait quelque jours avec une bonne raison. Loin de Noé mais pas trop si elle avait besoin de revenir… Cependant ne serait il pas capable de débarquer chez sa Mamé sur une île paradisiaque… Rien que de l’imaginer là bas, elle sentit son imagination s’emballer.

— Donne-moi ça, murmura-t-elle en reprenant le joint avant de retourner au salon.

Elle s’allongea en écoutant ce qui se passait dans la salle d’à côté. Les changements de voix de Jean-Charles étaient toujours impressionnant. Dans le fond ces transes, ces possessions… Est-ce que ce n’était pas la manifestation d’un Huldre ?
Ou il existait tellement d’autres créatures… C’était vertigineux. Et face à la complexité de ce monde qui l’effrayait autant qu’il la faisait rêver, il y avait sa famille qui se détruisait pour des bassesses humaines tellement pathétique.
Ses souvenirs commencèrent à devenir plus dense, se mêlant à des images de son imagination. Elle se sentait mieux. Plus détendue. Le repas, la musique, la drogue… Tout faisait effet.

— Il parait que t’a voulu faire de la magie avec Reine et Lucas. Tu sais que ce sont des sorciers mineurs… Si vraiment tu veux voir quelqu’un qui gère et qui fait des trucs impressionnants, tu ferais mieux de trainer avec moi.

C’était quelque chose comme ça qu’il lui avait dit. A un âge où il avait le même genre de bouille que Noé entre l’homme et le gamin. Elle était restée abasourdie quand il lui avait demandé son nom et si ça faisait longtemps qu’elle était dans leur bahut. Elle lui avait parlé plus d’une fois depuis la sixième et elle avait même été chez lui… Et il la découvrait alors qu’elle fêtait ses seize ans. Elle avait surtout eu peur que l’histoire du GHB soit remonté à ses oreilles et que Bastien avec qui il trainait parfois lui ai demandé de jeter un oeil sur sa frangine.
Mais vu qu’il avait à peine attendu la fin de la soirée pour lui coller sa main dans sa culotte, elle avait bien compris que non. Sa manière de lui dire qu’elle était bien plus excitante que sur le papier glacé des magazines lui avait donné envie de l’envoyer chier. Mais il avait fait de la magie. Il avait crée des fleurs, faisant fleurir le jardin en plein hiver et… Elle avait vu l’opportunité de quitter son monde gris et sinistre pour quelque chose de tellement plus intense.
Sa seule erreur avait été de se laisser attendrir par Eric et d’en tomber amoureuse.
Elle n’oublierait jamais non plus la salle des miroirs dont Miu avait ramené la clé dans la maison des tantes.

— Tu veux découvrir le visage de qui ? Le salaud qui t’a pris ta virginité ? L’homme que tu épouseras plus tard ? A quoi je ressemblerais quand je serai vieux ? Que veux-tu voir ?

Le pire c’est qu’elle ne se souvenait pas de son choix et de ce qui s’était passé car elle avait offert ce souvenir aux archives avant de réaliser à quoi elle avait pensé.
L’après-midi glissa doucement sur elle, se laissant porter par des souvenirs anciens ou plus récent, riant en regardant Jean-Charles danser à moitié nu dans le salon.
Ce n’est qu’en début de soirée qu’elle décida de prendre un taxi pour rentrer à Saint-Germain. Elle y passerait la nuit avant d’aller chercher sa mère et de l’emmener en Corse.
Lorsqu’elle descendit sur le perron, elle sentit que ses idées étaient un peu plus claires qu’à son départ mais elle préféra mettre ses lunettes de soleil. Elle n’avait pas envie de se faire griller avant de regagner sa chambre comme une ado perchée à cause de la fumet et de l'alcool.

En tout début d'après-midi, Noé apparut chez Thanaclop, son pot de glace dans les mains. Il salua le démon, mais cela se voyait qu'il n'était pas bien. Il avait trop de choses en tête et sur le cœur, et comme l’avait si justement dit Dimitri, avoir son Bac tiendrait du miracle. Ses examens, si importants jusqu’ici, lui semblaient tellement accessoires maintenant. Surtout après ce qu'il s'était passé à table.

— Monsieur Noé. Oh, vous n’avez pas l’air bien, fit le démon qui était occupé à arroser ses fleurs de feu. Il s’est passé quelque chose ?
— Oui… Enfin, non. C’est…

Noé n’aurait pas su par quoi commencer. Thana connaissait Miu, il avait connu Eric et Alexis lorsqu’ils la fréquentaient, il connaissait Capucine…

— Quentin a tout dit à Bo. Ça ne s’est pas trop bien passé. Je suis venu lire le journal d’Eric, préféra-t-il répondre. Je vous ai apporté de la glace. J'espère que ça vous plaira.

Thana le regarda longuement en lissant sa grande moustache en fils d’or, comme l’aurait fait un psy.

— Je vais vous préparer de la tisane. Cela vous fera du bien, décréta-t-il finalement.

Il se rendit d’abord dans son placard pour en sortir le journal et le donner à Noé, puis s’occupa de la tisane. Il était évident qu’il en faudrait une des plus apaisantes. Le jeune de Lyonesse était fort perturbé, mais comme Thanaclop était un démon fort poli, il n’allait pas lui poser de questions indiscrètes.
Noé s’installa confortablement dans un fauteuil et regarda le journal. Le cuir était étrange sous ses doigts. En vérité, le jeune homme ne s’attendait pas à trouver beaucoup de choses nouvelles dans les écrits d’Eric. Quentin lui avait déjà expliqué ce qu’il était, le drame familial, les recherches de leur père et de leur aîné… Mais peut-être que les mots d’Eric éclaireraient certaines des questions qu’il n’avait pas osé poser à Quentin et qui avaient ressurgi en apprenant que Clémentine était également un changelin.
Il soupira et se plongea dans la lecture du journal de son frère.
Les trois premières entrées ne firent que confirmer ce que Quentin lui avait dit : le meurtre de leur père, les raisons du départ d’Eric, ses recherches en Norvège…

15 octobre
J'ai la tête qui va exploser. J'ai gribouillé je ne sais combien de pages sur les Huldres et les cromlechs, mais il est difficile de démêler ce qui peut être vraiment utile du reste. Je regrette tellement que Capucine ne soit pas là pour se taper tout le sale boulot à ma place... Quand je pense qu'elle arrivait à traduire, synthétiser, mettre en forme des rituels puis me faire un café et me tailler une pipe... J'aurais vraiment dû l'épouser et la trimballer avec moi ici.

Le regard de Noé s’obscurcit à la mention de Capucine et, surtout, au manque de respect évident d’Eric pour elle. Cela ne l’étonnait plus. Plus les jours passaient, plus les souvenirs d’Eric perdaient de leur dorure dans son esprit. Il n’était pas tombé de son piédestal, il s’était carrément pété la gueule et spécialement concernant sa relation avec Capucine. Comment avait-elle pu rester avec lui ? Comment avait-elle pu supporter tout ça ?

Il remercia Thana pour la tisane qu’il lui tendit, lui assura que le pot de glace n'était que pour lui, et continua à lire, enchaînant avec les notes sur les Huldres, puis l’enquête qui avait amené son frère jusqu’à Bo. En lisant combien Eric avait galéré avec elle, il retrouva sa bonne humeur, surtout parce qu’il trouvait que son frère avait bien mérité le retour de bâton.
Néanmoins, dans tout ce qu’Eric écrivait, il y avait certaines phrases qui serraient le cœur de Noé, lui rappelant que son frère avait affronté seul toutes ces questions sur Quentin, leur père, ce foutu pacte.

Jamais encore je ne me suis senti si seul et si loin de chez moi.
Peut être que c’est aussi de la voir si complice avec son frère, que je me dis que je suis passé à côté d’un truc avec les miens.

Mais je veux comprendre. Je veux vraiment voir ce qu'il y a en elle. Si elle est plus que ce qu'elle semble être sur le papier. Si je la comprends, je pourrais comprendre tout le reste et affronter la vérité chez moi.

S’il avait été plus vieux, est-ce qu’Eric l’aurait mis dans la confidence ? Est-ce qu’il lui aurait demandé son aide ? Il n’en était même pas certain. Ses deux frères avaient tendance à vouloir tout régler tout seul, Eric parce qu’il devait penser qu’il ne pouvait compter que sur lui-même et Quentin parce qu’il croyait tous les protéger ainsi.

Je dois reconnaitre que ce baiser était plutôt agréable. Bien plus que je l’aurais imaginé avec tout ce qu’elle a pu me balancer dans la gueule ces dernières semaines. Mais ce que je veux surtout c'est aller voir cette magie qu'elle a en elle. Y a quand même rien de mieux que la baise pour ça. Et puis si elle sait écarter les cuisses comme elle embrasse, ça devrait pas être déplaisant.

Noé leva les yeux au ciel encore une fois. Si Bo lisait ça… Quentin l’avait lu. Qu’est-ce qu’il en avait pensé ?
Son frère avait du expliquer à Bo qu'Eric n'était venu vers elle au départ que parce qu'elle était un changelin. Comment l'avait-elle pris ?

27 mai 2015
Ce serait pas raisonnable d’écrire quoique ce soit ici. Je peux peut être joindre sa petite culotte au dossier. Bien sûr si l'un de mes frères lit ce journal, il saura que j'ai comblé cette femme. Il voudra peut être savoir quelle est cette magie en elle... Et je ne parle pas de la douceur de ses gémissements.
Bon soyons sérieux. C'est une magie qui n'existe pas chez les sorciers. Elle est propre aux changelins et s'apparente aux ombres. Mais quand je sonde Bo, je ne la sens pas, je n'arrive pas à lier ma magie à la sienne. C'est très frustrant car je sais qu'elle est là.

— Mais qu’est-ce qu’il est con… fit-il avec un sourire amusé à la première partie.

Noé était-il aussi peu modeste ? Non. Il n’y avait qu’Eric pour être aussi vantard. Il fallait espérer en tous cas.

Septembre 2015
Je sais j’ai plus rien ajouter dans ce dossier. C’est compliqué.
Je suis amoureux d’elle. C’était pas prévu. C’était même inimaginable. Elle n’est pas humaine, putain… C’est juste un sortilège. Les Huldres ont enchanté un truc pour lui donner cette apparence, pour offrir aux parents à qui ils ont volé un bébé, un substitut d’enfant… Un leurre… J’ai lu assez d’histoire sur le sujet.
Mais sa peau est si douce, ses lèvres, son corps… Tout ça est diablement humain même si je vois bien avec ma magie qu’elle n’en est pas une. J’ai appris à créer des zones d’isolement avec des choses similaires à la réalité et c’est bien le même genre de tissage, en tellement plus complexe. Elle n’est pas vide, elle éprouve des choses… Je crois même qu’elle est amoureuse de moi elle aussi.
Mais je ne sais pas si c’est juste un echo de mes propres sentiments. Cette idée me trouble. En fait, c'est même un truc qui me fait du mal... Elle m'aime très probablement juste parce que je l'aime... Si je cesse...

Noé soupira. On arrivait à la question qu’il se posait concernant Clémentine.
Quentin ne s’était pas étendu sur le sujet. Il avait seulement parlé de leur besoin de mimétisme. Il n’était pas vraiment entré dans les détails et il comprenait mieux pourquoi.
Apprendre que Clémentine ne l’aimait que parce qu’il éprouvait ces sentiments était dérangeant. Mais est-ce que c'était vraiment la vérité ? La réponse se trouvait peut-être dans les recherches de leur père qu'il n'avait pas ouvertes.
Il préféra continuer d’avancer plutôt que de se prendre la tête tout de suite.

octobre 2016
J'ai rien écris depuis longtemps. J'ai tout laissé en plan...En me relisant, je me rends compte que je parle que de Bo et plus vraiment de la raison d'être de mon départ.
On s’est installés ensemble. On a trouvé une chouette maison pas très loin de celle où elle a grandi. Je voudrais tellement lui offrir tout ce qu’ils ont perdu… la maison de ses grands-parents, le local de pêche et les bateaux. Mais elle ne veut rien entendre. Elle ne veut pas que l’argent vienne pourrir notre histoire. Elle me pousse même à bosser, à réfléchir à ce que j’aimerai faire.
C’est une idée nouvelle… étrange… Et séduisante. Rester ici. Rester ici et vivre avec elle, avec cette famille qui m’a accepté à bras ouvert même si beaucoup m’appelle Kermitt…

Le ton avait changé radicalement. C’était étrange.
C'était la première fois qu'il avait un réel aperçu des changements chez Eric, de ce que Quentin ou Dimitri lui avait raconté, de ce qu'Alexis ne voulait pas croire. Qu'est-ce que Capucine aurait pensé de cet Eric-là ?
Pourquoi Eric ne les avait-il jamais inclus dans cette vie-là au bout de tout ce temps ? S'il pouvait comprendre pour Alexis, Capucine et Quentin, il ne s'expliquait pas pourquoi il les avait mis de côté comme ça, lui et leur mère. Comme s'ils n'existaient pas. Il se rendit compte que ne pas savoir était toujours douloureux.
Peut-être qu'Alexis avait raison, peut-être n'était-il qu'un môme. Un môme qui souffrait toujours d'avoir été mis de côté par Eric. Ce qui était complètement con si on y réfléchissait, car Eric n'avait jamais été un grand frère très présent avant la mort de leur père. Toujours de sortie, toujours en voyage, en soirée... Certes, la réalité était plus complexe, il le savait aujourd'hui, mais cela n'enlevait rien au fait qu'Eric n'était pas souvent à la maison.

Parfois je me dis que les légendes ne mentent pas. Ce n’est pas un simple leurre. C’est une fée. Une véritable fée. Dimitri l’a su d’instinct quand il était gamin.
Il n’est plus question de savoir ce qu’elle est… Elle est précieuse. Tout simplement. J’ai réussi à accéder à sa magie avec un sortilège d’absorption et le peu que j’ai pris… Ce fut une onde électrique dans tous mon coeur. La magie fourmillait en moi, je crois que j’aurai pu réussir n’importe quel rituel. C’est très addictif et ça m’a donné la sensation d’accéder à quelque chose de sacré.
Je vais continuer à chercher d’autres changelins parce que je ne veux pas de mauvaise surprise… Je ne veux pas risquer qu’elle disparaisse du jour au lendemain mais je ne veux pas attirer l’attention sur elle en l’emmenant à Paris dans le monde des sorciers. Si quelqu'un d'autre goûtait à cette magie, il pourrait vouloir la vider comme un simple objet de pouvoir... Ça la tuerait forcément.
Je vais retourner voir du côté des Cromlech. Il faut que je discute avec des Huldres. Il faut que je me recentre et que j'en coince un.

Un instant, un très court instant, Noé se demanda s’il réussirait à toucher la magie de changelin de Clém s’il couchait à nouveau avec elle, s'il la cherchait vraiment. Il se trouva ignoble d’y avoir pensé. S’il n’était plus avec Clém, il n’allait pas revenir vers elle juste pour satisfaire sa curiosité. Il se voyait pas faire cela. Il n'était pas ce genre de mec.

Avril 2017
Après avoir écumé plusieurs sites (cf pièces jointes), j’ai fini par rencontrer Nhill. C’est un Huldre en marge des autres… Il aime le contact avec les humains, il s’intéresse à nous au moins autant que nous à lui.
Il m’a dit avoir rencontré mon père, il y a longtemps. Il m’a dévoilé que mon père ne cherchait pas juste à comprendre ce qu’était un changelin mais a retrouvé un grimoire qui a été volé. Celui qui a provoqué un tel drame chez nous dans mon enfance (cf pièce verrouillée).

— Tu m’étonnes qu’il soit en marge des autres… souffla Noé en se rappelant le bordel que Nhill avait causé à la maison.

Il arrivait enfin à la pièce verrouillée dont lui avait parlé Quentin. Celle qui lui était destinée. Il préféra terminer le reste avant d’y accéder. Il passa rapidement sur le sujet de l’arme, Quentin lui ayant déjà expliqué.

… Mais surtout il m’a dit ce que je craignais le plus : les changelins n’ont pas la même espérance de vie que nous. Ce sont des sortilèges et ils finissent par disparaitre lorsqu’il n’y a plus de magie en eux. Cette révélation m’a glacé le sang, j’ai essayé de le pousser à me dire combien de temps il restait. Mais il m’a fait cette réponse débile « Le temps est sans importance. Seule la vie est importante ». J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ça quelque part, c’est agaçant.

— Sérieux ? Le Cinquième Elément ?

Si ce qu’il venait de lire sur l’espérance de vie des changelins ne l’avait pas choqué, Noé aurait éclaté de rire tellement c’était complètement dingue qu'un être comme un Huldre utilise une référence cinématographique.

Je lui ai demandé si je pouvais prolonger l’existence de Bo en lui donnant ma magie mais il m’a répondu qu’elle n’était pas faite de cette magie là mais d’une autre plus ancienne et plus primitive à laquelle les humains n’ont pas accès car elle les rend fous et ils se trouvent ensuite contrôlés par cette force selon les intentions de celui qui s’en ai servit. La magie du fameux grimoire volé.

Noé soupira. Cela concordait avec ce que Quentin lui avait dit. L'intervention de Nhill et le séjour à Carnac avaient fait du bien à Bo, mais il se demandait si la magie constituant son frère ne pouvait pas renforcer celle de la jeune femme, lui rendre les ombres qui lui manquaient.
Il pensa aussi à cette Huldre qui allait posséder Capucine. Si c'était la créatrice de Bo, alors il y avait une chance qu'elle puisse faire quelque chose pour elle.
S'ils pouvaient mettre la main sur ce grimoire... Les réponses se trouvaient peut-être dedans. Il écarta cette pensée, ne voulant pas revenir sur le cas de Miu pour l'instant et revint à la pièce verrouillée. Il passa sa magie dessus et de nouvelles pages apparurent.

4 octobre 2014
Noé,
Tu es tellement jeune et c'est pourtant à toi que je m'adresse... Bon si tout se passe bien, tu seras un vieillard quand tu liras ça ou t'auras au moins un peu de barbe au menton. Mais si jamais ça se passait mal pour moi ou pour Quentin, tu saurais la vérité. Parce que la vérité c'est le truc pour lequel on est le moins doué dans notre famille.
Quand j'étais tout petit môme, maman est tombée enceinte. Je suppose que t'as une idée quand même de comment ces choses arrivent. J'étais hyper jaloux à l'idée de partager mes jouets mais au moins c'était un garçon comme moi et pas une pisseuse qui aurait voulu que je joue à la barbie avec elle.
Il s'appelait Thomas et il avait les yeux fonçés comme nous. Et puis quelques mois après sa naissance, maman s'est mise à pleurer, à prétendre que cet enfant n'était pas le sien. Ses yeux éclaircissaient mais le médecin disait que ça arrivait, que la couleur de naissance n'était pas définitive comme pour les cheveux.
Puis maman a cessé ses crises et le bébé s'est appelé Quentin. Je me souviens que Sophie avait parlé devant moi d'une dépression post-machin truc. J'en ai voulu à ce bébé de faire tellement pleurer notre mère. Et j'ai jamais oublié cette rancune.
La vérité c'est que Thomas a été enlevé par des Huldres parce que papa ne leur avait pas rendu un grimoire très ancien révélant une magie dangereuse ne devant pas tomber entre les mains des humains. A la place du bébé, ils ont laissé un changelin. Le changelin est un tissage de magie pure : une ombre qui se mêle à la magie d'un élément. Son apparence est celle de l'enfant qu'il a remplacé. Pour grandir, il n'aurait de cesse de copier son entourage ou un modèle qu'il se sera choisi.

Quentin est un changelin. Il ne le sait pas. Il pense être un véritable être humain et notre frère. Il faut que je comprenne ce qu'il est exactement et s'il ne représente pas un danger pour notre famille.

Au moins, Eric avait-il eu l'intention de lui révéler la vérité sur Quentin.

06 Avril 2015
J'ai enfin trouvé un autre changelin. C'est une fille alors ce sera pas forcément facile de faire un parallèle avec Quentin. Sauf peut être les yeux et cette manière de vous regarder comme si vous étiez un insecte en train de faire un truc complément débile.

Est-ce que Clémentine était pareille que Bo et Quentin ? Non.
Elle aussi avait les yeux bleus et pouvait se montrer curieuse, mais il ne voyait pas d'autres points en commun.

24 avril 2015
Bo est comme Quentin. Elle se comporte comme un être humain. Elle est chiante. Quentin aussi. Sa peau est chaude, son visage expressif. Ça j'en dirais pas autant de notre frère. En fait, ils ont deux caractères très opposés au point que je comprends que l'environnement joue sur leur caractère... exactement comme pour un être humain.
Tu l'auras compris de ce côté là, j'avance pas. Mais je reste admiratif de voir des sortilèges se comporter avec autant de naturel et de vie... C'est bluffant.

12 mai
Les changelins ne sont apparemment jamais malade. Même pas un rhume ou une petite gastro. J'ai toujours détesté Quentin pour ça. Et je suis sûr qu'il n'a pas le mal de mer.

27 mai 2015
Bo a la magie des ombres. Une magie propre aux changelins. Mais pourquoi Quentin ne l'a jamais développée ? J'ai beau creuser dans mes souvenirs... Rien.
Mais Quentin ne s'énervait jamais. Papa y veillait. Et la clé est peut être bien là. Ce qui me fait peur c'est de me dire qu'Aurélien a pu oser... changer nos souvenirs. C'est une idée tellement plus dérangeante...

Cette dernière phrase mit Noé bien plus mal à l'aise qu'elle n'aurait dû. Cela le renvoyait à ce qui s'était passé aujourd'hui, à Miu et ce qu'elle faisait.
Eric était gonflé tout de même, car il avait sans doute utilisé Miu pour cela plus d'une fois, c'était bien son genre, mais comme il avait fini par oublier la démone, il ne devait plus s'en rappeler. A moins que d'en être une potentielle victime, et par leur père en plus, le dérangeait plus que d'en être l'instigateur.

Octobre 2016
Quentin n'est pas qu'une formule magique. Il n'est pas juste une copie d'Aurélien, son écho parfait... Il vaut mieux que bien des humains et il a fallu que je vive auprès de Bo pour le comprendre. Ça me donne la sensation d'être vraiment un connard. Les choses auraient été différentes si je l'avais pas laissé de côté. Si je lui avais appris à rire, à s'amuser à voir d'autres horizons que ceux d'Aurélien... Si je lui avais offert comme Dimitri a pu faire avec Bo, l'opportunité d'être heureux et pas juste de vouloir être à la hauteur de la famille. Quand je l'ai au téléphone et qu'il me dit de ne pas m'inquiéter, qu'il gère... Je me sens tellement lâche, à prendre du bon temps avec une fille qui n'est pas si différente de lui.
Elle aussi veut simplement qu'on l'aime et qu'on ne l'abandonne pas. Je crois parfois que j'essaie de rattraper avec Bo ce que j'ai foiré avec mon petit frère.

Noé relut ce passage plusieurs fois. Le ton d’Eric était bien différent des paragraphes précédents.
Il soupira en se disant que si Eric pensait alors être un vrai connard, qu’est-ce que cela faisait de lui ? Lui aussi avait été injuste envers Quentin. Avait-il simplement suivi l’exemple d’Eric et d’Alexis ? Avait-il été juste un petit con d'ado en rébellion contre le seul frère qui s'était vraiment préoccupé de lui toutes ces années ?
Il faudrait qu’il fasse lire à Quentin ce passage. Il était sûr que cela lui ferait du bien de lire ce qu’Eric pensait de lui.
Il soupira. Et lui dans tout cela ? Qu'est-ce qu'il pensait vraiment de Quentin ? Que voulait-il entretenir comme relation avec son grand frère à l'avenir ?
Au final, est-ce que le fait que Quentin soit un changelin change quelque chose à ce qu'il était ? Non, vraiment pas. Sa nature était différente de la sienne, mais il était son frère. Un roc qui supportait toute cette famille qui menaçait de s'effondrer. Un roc si solitaire pendant toutes ces années.
Il eut un reniflement plein d'ironie en pensant qu'il n'avait pas le monopole de la solitude, que Quentin l'avait sûrement été plus que lui depuis sa naissance. Noé avait toujours été très entouré, on l'avait aimé, choyé. Leur mère ne s'était pas tenue à distance de lui. Personne ne l'avait traité de robot sans coeur ou de Terminator, ni descendu en permanence. Personne n'avait attendu de lui qu'il supporte toute cette famille sur ses seules épaules pour le lui reprocher ensuite.
Ouais, il ne s'était pas mieux comporté qu'Eric avec Quentin.
Eric avait voulu changer les choses. Se rattraper. Mais il en avait été empêché.
Noé avait la chance de pouvoir le faire, lui, et il se rendait compte qu'il le voulait. Il ne voulait pas passer à côté.

Bon j'ai des limites. Je ne compte pas faire des câlins à Quentin en rentrant. Quoique je me dis qu'il aurait bien besoin d'une fille comme Bo qui passe son temps à vous toucher... Il arrêterait peut être de se crisper. D'ailleurs, pitié sois pas comme ça avec les nanas... Je t'assure que les laisser te tripoter c'est ce qu'il y a de plus agréable au monde. Fais pas l'erreur de te focaliser que sur une fille d'ailleurs, ça leur donne trop de puissance sur toi.

— Crétin…

C'était donc cela qui poussait Eric à baiser tout ce qui passait ? Il ne savait pas si cela était risible ou pathétique.

Avril 2017
Quentin n'a plus que quelques années à vivre. Plus que Bo ? Moins que Bo ? Si l'usage de la magie réduit l'espérance de vie alors je suppose que c'est moins... Mais si c'est la manifestation des ombres... Alors ce serait plus puisque lui ne perds jamais son calme. Je ne sais pas. Je n'ai toujours pas de réponse mais l'idée qu'il puisse disparaitre... même pas mourir... mais bel et bien disparaitre en ne laissant rien de lui ça me rend malade. Je sais que je devrais rentrer et lui dire tout ça. Mais comment peut on dire ça à quelqu'un ?
Je sais Noé tu dois te dire que du coup je te refile le bébé au passage... Sauf s'il n'est plus là. Alors tu comprendras ce qu'il était en lisant mes mots. Sauf si je suis rentré. Putain je ne suis sûr de rien si ce n'est que je merde.

— C’est vraiment trop con…

Si Eric était revenu un peu plus tôt, il aurait pu tout expliquer à Quentin et à Bo lui-même.
Quentin n’avait rien dit sur l’espérance de vie des changelins si ce n’était qu’elle était liée à leurs ombres d’après Nhill. Avait-il conscience qu’il ne vivrait pas vieux ? Qu’il pouvait disparaitre sans laisser de trace ? Et Bo ? Avec l’arme dans le ventre, même si Nhill l’avait aidée, elle ne devait plus en avoir pour longtemps.
Cela lui serra l’estomac. Il ne pouvait pas simplement zapper cette information et faire comme si de rien n’était. Il fallait qu’il réfléchisse, qu'il essaye de trouver une solution pour qu’ils aient plus du temps.

Et qu'en était-il de Clémentine ? S'il se fiait à sa réaction après l'histoire de la potion, elle ignorait ce qu'elle était, qu'elle avait des ombres. La réalité le percuta brutalement : la santé fragile de Clém. Ce n'était pas une anémie étrange. Elle s'affaiblissait. Combien de temps lui restait-il ? Est-ce que Gauthier savait ce qu'était sa fille ? Comment avait-il pu ne pas respecter un pacte avec les Huldres alors qu'il avait déjà vu les résultats chez eux ? Il devait absolument en parler à Quentin. Il y avait quelque chose qui n'allait pas avec cette histoire.

Octobre 2017
Comment réagisse deux changelins qui se rencontrent ? Pourquoi je n'en finis pas de repousser mon retour... Pourquoi je ne cesse de penser que si Bo voyait Quentin, ce serait explosif...
Même si je sais que notre relation est sur la fin, la voir en osmose avec quelqu'un qui pourrait se brancher sur sa fréquence, les voir s'auto-alimenter... ça me donne la sensation qu'on me déposséderait de quelque chose. D'ailleurs je crois que si deux changelins en arrivent là, alors le reste du monde ne doit plus exister pour eux.
Ou alors ils se repousseront comme deux aimants ? Attirance ou répulsion  ?
Va savoir...

Pourquoi Eric avait-il cru d'emblée qu'il se passerait quelque chose entre Quentin et Bo ? Est-ce que vraiment leur attirance, les sentiments qu'ils avaient l'un pour l'autre n'étaient du qu'à leur nature de changelins ? Noé ne pouvait pas croire que son frère serait tombé aussi amoureux de Clémentine s'ils s'étaient rencontrés, ou d'un autre changelin.
S'il avait l'occasion de parler avec un Huldre, il lui poserait la question.

Décembre 2017
J'ai vu Quentin... Je vais rentrer. J'ai envie de tous vous revoir. De vous présenter Bo et tant pis pour ce qui arrivera... Et puis si c'est le grand amour avec Quentin, je reprendrai ma place auprès de Capucine. Elle est ma meilleure amie et j'avoue que le sexe avec elle me manque. Bon okay, je devrais pas écrire ça ici parce que tu dois la considérer comme ta grande soeur alors ça doit un peu te dégoûter de lire ça. Enfin si jamais t'es puceau et qu'elle se propose de faire ton éducation, accepte. Crois-moi, elle s'est beaucoup documentée pour me récupérer ces dernières années en tapant sous la ceinture... Il ne faut pas laisser un tel savoir se perdre d'autant qu'elle risque de finir comme sa mère avec les années aussi coincée qu'une bourge du seizième...

On se voit bientôt Noé. J'ai hâte.

— Mais quel connard ! s’écria-t-il en jetant le journal sur la table basse.

Alors qu’Eric recommençait à remonter dans son estime, voilà qu’il dégringolait de nouveau.
"je reprendrai ma place auprès de Capucine" Est-ce qu'il avait cru que ça serait aussi facile ? Que Capucine ne faisait que l'attendre bien sagement et qu'elle reviendrait vers lui ? Qu'il recommencerait son petit jeu ? Bien sûr qu'il l'avait cru. Le pire était certainement pour Noé de se dire que Capucine n'aurait pas dit non. Elle se serait faite avoir encore une fois. Comme Eric l'avait dit lui-même, il n'aurait pas pu changer complètement. Il aurait recommencé à tromper Capucine, à l'attirer à lui pour la jeter ensuite, encore et encore. Cette idée lui faisait mal et le mettait en colère.
Sans compter cette façon de la considérer comme... comme quoi ? Une pute ? Cela allait le rendre dingue !

- hum. Monsieur Eric avait parfois une manière de présenter les choses assez cavalière, tempéra Thanaclop. Encore un peu de tisane, peut-être ?

Noé accepta bien volontiers. Sa tête était sur le point d'exploser.

— Une manière cavalière ? Non, c'est pire que ça. Plus j'en apprends sur lui, plus ça empire : égoïste, manipulateur, avide de pouvoir... et il a fait tellement de mal à Capucine.

— Oh vous savez, Monsieur Noé... Le mal qu'on fait aux autres, il faut qu'il nous laisse faire pour que cela perdure... Mais il n'était pas très délicat et attentionné, je vous l'accorde. Je pense surtout qu'il n'était pas très épris.

— Je sais qu'elle l'a laissé faire... soupira-t-il.

Il regarda le démon.

— Vous croyez qu'elle l'aime toujours ?

— Mademoiselle Capucine ? Aimer Eric ?

Thanaclop se servit une tasse pour le regarder avec une expression effarée.

— Quelle idée étrange... Elle en a été très amoureuse mais quand elle était une jeune fille... C'était son premier amour. Ensuite... Ensuite, je crois que c'était autre chose.

Noé n'avait pas pu dissimuler son soulagement à la réponse du démon.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas... De l'espoir, de l'obstination, de la fierté... Peut être aussi voyait elle un échappatoire auprès de Monsieur Eric. Vous savez il s'est décidé à la demander en mariage quand elle a commencé à se lier à un autre sorcier. Avant, il se fichait bien des aventures qu'elle pouvait avoir...

Un échappatoire. Peut-être que c'était cela en effet. Noé savait que Capucine ne trouvait pas sa place auprès de sa famille, que leur situation familiale était compliquée bien qu'il n'en connaisse pas vraiment les détails, qu'elle continuait ses études indéfiniment, qu'elle commençait à avoir moins de contrats dans le mannequinat. Elle lui avait dit aussi qu'elle avait aimé plonger dans le monde de la magie, dans les recherches qu'elle faisait pour Eric et que cela lui manquait.

— ça, c'est sûrement parce qu'il avait la trouille qu'elle trouve mieux que lui et de se retrouver comme un con avec des trucs qu'il ne comprenait pas, fit-il en haussant les épaules.

En gros, Eric n'avait pas voulu qu'on touche à ses affaires.

— Elle mérite tellement mieux.

Thanasaurius approuva d'un hochement de tête.

— Mademoiselle Capucine a beaucoup changé. Elle a réussi à s'affranchir de sa famille pour se redéfinir... Et je pense qu'elle mériterait en effet d'être heureuse. Mais c'est quelque chose qui lui est très difficile. Et elle est persuadée que les gens souhaitent qu'elle soit... la Capucine qu'elle affiche et non celle qu'elle est.

Noé avala une gorgée de sa tisane. Cela lui fit du bien et il se sentit moins tendu. Il repensa à la différence entre sa chambre à St Germain et son appartement de Montmartre. L'une correspondait à la Capucine que tout le monde voyait, l'autre à qui elle était. Noé se sentait privilégié d'avoir découvert cette facette-là de la jeune femme et il comptait bien continuer à en apprendre plus.

— Il va falloir que je lui montre le contraire, alors, fit-il avec un sourire un petit plus confiant.

Le démon le regarda avec attention.

— Elle n'y est pas habituée. Son premier réflexe sera de ne pas vous laisser faire, vous savez, Monsieur Noé. Surtout qu'il y a des chances pour qu'intimement, elle pense mériter d'être traitée comme le faisait Eric et non comme vous vous souhaiteriez le faire.

— Ouais, je pense bien que ça va pas être simple...

D'autant plus qu'il y avait des choses qu'il ignorait sur elle, des choses importantes. Il avait bien entendu ce qu'Alexis avait dit, sans compter tout ce qu'elle avait pu faire avec et pour Eric. Cette pensée le ramena à Miu.

— Thana, je crois que j'ai fait une grosse connerie. Je suis lié à Miu.

Il espérait que le démon n'avait pas oublié son existence.

Thana reposa sa tasse avec un visage peiné. Sincèrement peiné.

— Je suis navré Monsieur Noé. Et croyez-moi que je regrette qu'une disgrâce pareille soit tombée sur votre famille qui a déjà bien souffert.

Parfois il se disait qu'Eric avait été la pire des malédictions pour les de Lyonesse.

Noé eut un rire nerveux.

— Voilà, vous me le confirmez.

Il se passa la main sur le front.

— J'ai dit à Capucine que je gérerais, qu'elle ne devait pas s'inquiéter, mais... Je sais pas... Miu lit dans mes pensées, elle sait ce que je veux et ce qu'elle propose est tellement tentant.

Mais ce n'était pas le pire. Il se disait encore qu'il pouvait gérer ce côté-là, peut-être naïvement cela dit.

— Elle m'a fait peur tout à l'heure.

Noé raconta tout à Thanaclop, de ce qui était arrivé au lycée jusqu'au déjeuner, son coup de poing dans la figure d'Alexis, et surtout la trouille qu'il avait ressentie en voyant sa mère oublier et ce que Miu faisait pour bloquer Capucine comme elle disait.

Thanaclop rangea les tasses et la théière. Il sortit à la place une bouteille au liquide bleu nuit, avec des points scintillants comme une voie lactée. Il y ajouta deux minuscules verres. Visiblement c'était très fort.

— Il faut reconnaitre que la première fois que nous avons essayé de nous débarrasser d'elle avec Mademoiselle Capucine, ce fut... compliqué.

Il versa le liquide qui semblait plus gazeux que liquide.

— Toute votre famille s'est retournée contre Capucine. Même vous et Gwen à ce qu'elle m'a raconté. Après cela, elle est partie deux mois en Thaïlande. Quant à Eric... Il l'a jetée à la rue. C'est lui qui me l'a raconté ça... Et Monsieur Alexis. C'était six mois avant la mort de votre père. A son retour, personne ne se souvenait de Miu et Eric encore moins que les autres. Le seul qui avait une rancune tenace c'était Alexis.

Noé regardait Thana d'un air catastrophé. Il ne se souvenait de rien, évidemment. Il imaginait sans peine combien Capucine avait dû être dévastée et lui... lui, il avait délivré Miu !

— Je ne veux pas que ça recommence.

Pas à cause de lui. Il ne cessait de lui répéter qu'il n'était pas Eric. Il ne voulait pas agir comme son frère, il ne voulait pas faire de mal à Capucine, et pourtant, il savait au fond de lui qu'il lui en voudrait si elle se débarrassait de Miu. Parce que c'était ce que le lien signifiait.
Il se souvint de son sourire triste ce matin, de cette larme qu'il avait cru deviner sur sa joue cette nuit...

— Vous n'avez pas le choix, Monsieur Noé, dit le démon désolé.

Il posa son énorme main sur la sienne.

— Mais Mademoiselle Capucine vous est sincèrement attachée. Elle ne laisserait personne vous faire du mal. Elle se battra à nouveau contre Miu soyez en certain. Même si tout le monde est contre elle. C'est sa force... Elle est habituée à être rejetée. Je dirai même que ça la rend plus combattive encore.

Il l'incita à boire. Noé eut la sensation d'avaler une fumée laissant une sensation humide sur sa langue. Brûlante, désaltérante et épicée. Cela lui fit tourner un peu la tête mais ce fut passager.

— C'est bon, votre truc.

Un peu fort, peut-être, mais agréable.

— Est-ce que je peux limiter les dégâts ? demanda-t-il au démon.

— Ne lui donnez pas trop souvent votre sang. Certes, vous lui rajouter du temps enchainé à vous mais... Le lien devient plus puissant entre elle et vous à chaque fois que vous le faites. C'est un accès à votre tête, votre coeur...

Il le regarda avec attention.

— Vous pouvez aussi enregistrez des messages où vous vous parlez... Ou vous vous racontez ce que vous ne voulez pas oubliez sur Miu.

Noé hocha la tête aux deux conseils. L'idée des messages était excellente, et pour être sûr que ça ne disparaisse pas, il pourrait les confier à Thana.

— Est-ce que le fait qu'elle manipule les esprits... Est-ce que ça peut faire des dégâts si elle le fait trop souvent sur la même personne ?

— Non. Vous n'êtes pas une bande de cassette qu'on remonte avec un crayon papier, Noé, dit il un peu perplexe à cette idée.

Encore heureux que le cerveau humain soit souple et n'explose pas à quelques réécritures.

Noé ne comprit pas la référence, étant de cette génération qui n'avait jamais vu une cassette audio de sa vie, mais comme Thana avait répondu par la négative, il se sentit un peu rassuré.

— Vous êtes vraiment un pote, lui fit-il avec un petit sourire un peu triste.

Du moins, il l'espérait. Thana était civilisé, aimable, toujours prêt à les écouter ou les aider, mais il ne savait rien de lui.

— Je vous en prie, Monsieur Noé.

Il termina son verre et lui offrit un sourire.

— N'hésitez pas à conduire Mademoiselle Capucine ici si vous craignez pour sa sécurité. Je mettrai en sécurité les objets magiques craignant le plus.