Chapitre 9 - Magie et sorcellerie

Nuit de mardi à mercredi - St Germain

Bo n'avait quasiment pas vu Quentin depuis trois jours. Il n'avait même pas pu tenir sa promesse de passer la journée de dimanche avec elle, ayant été contraint de repartir avant midi après quelques heures de sommeil seulement. Depuis, il rentrait tard dans la nuit et repartait tôt le matin. Quand on le croisait, il avait toujours son téléphone en main, échangeant sans cesse sms et appels, et cet air strict et distant du professionnel devant gérer une montagne de choses urgentes. A vrai dire, il ressemblait à nouveau à celui qui avait débarqué le premier jour chez elle pour se présenter.
Si Bo ignorait toujours les meurtres de sorciers parisiens, elle avait perçu des bribes de conversation entre le jeune homme et sa mère sur le fait que DLS avait plus d'activité que d'ordinaire. Gwen ne le disait pas et le montrait à peine, mais elle s'inquiétait de voir son fils emporté dans ce tourbillon, d'autant plus qu'elle savait qu'il ne lâchait pas non plus son enquête sur la mort d'Eric. Il y avait fort à parier que la moindre minute de répit que leurs clients lui laissaient était occupée par ce sujet.

La soirée avait été longue pour Bo et elle s'était finalement endormie après avoir discuté longuement avec Dimitri au téléphone. Son frère avait finalement vendu plusieurs clichés pour une assez jolie somme. Dimi avait fait le fier avant de partir dans une description très détaillée et pleine d'humour des gens qu'il croisait à la galerie et de comment il s'amusait à embêter Michaël et Franck, ses "deux adorables mafieux" comme il les appelait, en les semant dans le métro. Il était évident qu'il les avait pris en affection et qu'il ne cherchait pas réellement à leur causer des ennuis.
Il faisait encore nuit noire quand Bo se réveilla d'un sommeil sans rêve. Elle essaya de se rendormir, en vain. Comme elle n'allait pas rester à fixer le plafond, elle se décida à descendre chercher à boire à la cuisine.
La maison était plongée dans le silence. Il était presque deux heures du matin.

— Non, ça sera le salon.

C'était une voix de femme qui parlait en français au rez-de-chaussée.

— Putain, t'as vu dans quel état t'es ? Jamais je pourrais te monter là-haut, soupira-t-elle avec une nette inquiétude dans la voix.
— Mon lit, Jo...

Cette fois, c'était celle de Quentin et elle n'était pas comme d'habitude. C'était presque un murmure, mais pas comme s'il cherchait juste à ne pas faire de bruit. Elle l'entendit retenir un cri de douleur.

— Merde, merde, merde... Je fais quoi ? s'affola Joanna.

Bo n'hésita pas longtemps avant d'aller fouiner du côté des voix. Quelque chose lui disait que Quentin n'était pas entrain d'avoir un rapport sado-maso avec son assistante même si elle avait déjà eu la traduction de Noé de sous-entendu d'Alexis à ce sujet. Mais Alexis était un puritain obsédé par le sexe qu'il voyait partout et entre tout le monde.
Elle entra dans le salon en allumant le plafonnier, histoire de faire la lumière sur toute cette histoire.

Joanna laissa tomber Quentin sur le canapé sous la surprise.

— Oh, merde ! Pardon !
— Tu cherches à m'achever ? fit le jeune homme dans un rictus de douleur.

De là où elle était, Bo pouvait voir qu'on était loin de ce qu'Alexis sous-entendait en permanence. Le chemisier de Joanna portait des traces de sang récentes et elle en avait aussi sur la joue gauche. Elle ne paraissait cependant pas blessée, ce qui n'était pas le cas de Quentin.
Le jeune homme était d'une pâleur extrême et son front était moite de sueur. Il ne portait plus la veste et le gilet avec lesquels il était parti le matin même, ni sa cravate. Le sang sur Jo était le sien vu l'état de sa chemise.
Il n'avait pas vu Bo encore, mais Jo la regardait, aussi ennuyée qu'elle assiste à cela qu'inquiète pour Quentin.

— C'est rien, lui dit-elle en anglais. C'est moins grave que ça parait.

Sauf qu'elle ne paraissait pas croire ses propres paroles.

Bo les regarda tour à tour. Elle ne semblait pas s'affoler. Elle n'était pas certaine qu'un peu de sang puisse lui faire peur après qu'Eric se soit servi d'elle pour se faire poignarder... sans en mourir.

— Je suppose que les hôpitaux c'est pas votre truc, dit elle à la place.

Jo se sentit soulagée qu'elle ne panique pas. C'était déjà ça de moins.
Elle se retourna vers Quentin et l'aida à s'allonger.

— T'es vraiment un emmerdeur, lui fit-elle en calant un coussin derrière la tête.

Son accent américain était ressorti brièvement à cette phrase.

— J'ai juste besoin de dormir, dit Quentin autant pour elle que pour Bo.

Il regarda la jeune femme. Il aurait vraiment préféré qu'elle ne le voit pas dans cet état. Il laissa sa tête reposer sur l'oreiller. Son corps lui semblait de plomb et il avait extrêmement chaud à cause de la fièvre qui ne le quittait plus depuis la veille.

— Te fous pas de ma gueule, râla encore Jo.

Elle le planta là pour regarder Bo.

— Je te le laisse. Je vais chercher Alexis.
— Non, j'ai pas besoin de lui.

Elle soupira, maugréa quelque chose, puis sortit.

Bo s'approcha et posa sa bouteille d'eau sur le guéridon près de Quentin. Elle éteignit le plafonnier pour moins l'éblouir, laissant juste la petite lampe. Elle tendit la main pour déboutonner sa chemise.

Il tressaillit légèrement et soupira en s'en rendant compte.

— C'est rien, répéta-t-il dans un murmure.

Sous la chemise, sur son flanc gauche, elle trouva une plaie déjà cicatrisée, mais encore récente car très rouge et légèrement boursouflée. C'était celle-là qui avait saigné à ce point. Il avait d'autres marques sur le torse qui ressemblaient à des coups et sa peau avait pris une teinte violacée du creux de son cou à l'épaule gauche.

Ses yeux dépassèrent les plaies pour s'attarder sur le tatouage qu'il portait sur son flanc. Elle en écarta ses doigts rapidement préférant effleurer sa blessure que ce dessin.

— Il est arrivé quoi au type à qui tu as volé ces blessures ? Demanda-t-elle en continuant de regarder son corps plutôt que ses yeux.

Sa peau était brûlante, bien plus que la fois où il avait soigné Dimitri, Alexis et Richard II en une heure de temps.
Il avait du mal à garder les yeux ouverts, entre la fièvre, la fatigue et la migraine qui martelait son crâne, mais il ne voulait pas sombrer. Déjà, Bo était devant lui. Ensuite, il comptait bien n'utiliser Alexis que pour rejoindre sa chambre et il devait donc rester conscient pour empêcher que Jo le convainque d'autre chose.

— Il est comme neuf...

Il savait qu'il ne répondait pas exactement à sa question.

Elle le força à se relever légérement pour prendre la place du coussin et lui colla la tête sur ses genoux à la place. Si elle n'avait pas fait acte de douceur mais plutôt d'autorité, tout en soupirant un truc en anglais, elle caressa en revanche ses cheveux avec des gestes très doux.

— Pourquoi tout les autres valent mieux que toi ? Demanda-t-elle dans un murmure.

Elle n'aurait jamais imaginé qu'il y ait quelque part quelqu'un prenant ainsi la douleur des autres d'une manière aussi dérangeante.

Il ne se souvenait pas si quelqu'un avait déjà fait ce genre de gestes avec lui. En tous cas, ses doigts dans ses cheveux avaient un effet apaisant.

— C'est comme ça, fit-il après un long silence. C'est mon job maintenant que...

Il soupira, évitant de finir sa phrase.

— Personne ne peut le faire à ma place.

Les autres sorciers de la famille n'avaient pas autant de pouvoir et ne pouvaient pas intervenir quand un cas comme ceux de ces derniers jours arrivaient. C'était à lui de le faire. C'était à lui de prendre cette responsabilité là. Il n'y avait personne d'autre.

— Je voudrais dire des tas de choses... Mais ce serait de l'hypocrisie puisque je t'ai poussé à le faire deux fois, dit elle en regardant devant elle.

Sans aucun remords d'ailleurs. Que ce soit pour son chien et son frère ou pour Connor. Alors tout ces gens qui les payaient, ne pouvaient qu'avoir des exigences.

— Mais tu vois ton argent est peut être mérité mais il me semble encore plus... révoltant.

Il esquissa un sourire douloureux et ferma les yeux, se concentrant sur ses doigts dans ses cheveux.
Il aurait voulu lui dire qu'ils ne faisaient pas que cela, que soigner n'était pas l'activité principale de leur famille, mais il était trop fatigué pour avoir cette conversation.
Peut-être aussi qu'au fond de lui, son avis rejoignait parfois celui de Bo. Mais face à la tradition familiale, face à tout ce qui pouvait découler de leur magie, tous les gens qu'ils employaient et, surtout, ce que son père n'avait cessé de lui inculquer sur ses devoirs envers la famille, son avis importait si peu...

— ça n'arrivera pas à ton fils, murmura-t-il en relevant les paupières pour la regarder.

Elle caressa sa joue du bout des doigts en lui rendant son regard. S'il n'y avait pas eu cet enfant, Quentin ne se serait pas mis dans la tete de la protéger comme il le faisait. Personne dans cette famille ne se serait montré aussi gentil et compréhensif. C'était étrange comment l'attitude des gens pouvait changer en sachant que vous attendiez un enfant. Pourtant elle se sentait plus une petite fille qu'une femme qui serait mère. Et puis être mère, qu'est-ce que c'était ? Elle n'en avait aucune idée.

— Pour le moment, je préférerai que ça ne t'arrive pas à toi, dit elle sincèrement.

— Mais ça marchera pas... Je suis le substitut d'Eric...

La voix d'Alexis leur parvint avant même qu'il entre dans le salon. Joanna avait du le pousser tout le chemin pour qu'il daigne la suivre. Il fallait dire qu'il n'avait pas trop apprécié qu'elle arrive alors qu'il regardait un porno dans son salon. Même s'il avait éteint la télé, le dolby surround l'avait renseignée bien avant qu'elle n'entre dans la pièce de toutes manières.

Quentin avait péniblement levé la main vers elle, mais il arrêta son geste en entendant la voix plaintive d'Alexis.

— A quoi tu sers, alors ? fit Joanna. Essaye de te rendre utile pour une fois.

Quentin soupira de lassitude alors qu'ils entraient dans le salon. Il voulut se redresser, mais son corps était si lourd qu'il en fut incapable, reposant sa tête sur les genoux de Bo.

— Ah ben bien sûr, dès qu'y a du sang ou une paire de fesses, elle est là, soupira Alexis en Français.

Bo lui fit un sourire tout en étant intimement convaincue qu'il avait encore dit une saloperie.

— En anglais, Alexis, maugréa Quentin par réflexe.

Il le lui avait tellement dit et répété depuis une semaine que cela sortait tout seul.

— Pourtant c'est pas elle qui se paluchait devant une paire de fesses, railla Joanna.

Elle le poussa encore une fois vers Quentin.

— N'importe quoi... C'était Game of throne. J'y peux rien s'ils passent leur temps à se tuer et à se sauter dessus, dit il en anglais cette fois.
Il s'agenouilla devant Quentin.

— Ça marchera pas, lui dit il.

— Je ne te le demande pas. Aide moi à monter dans ma chambre.

Joanna fronça les sourcils et attrapa Alexis par l'arrière de son tshirt.

— L'écoute pas et essaye. ça marchait avec Eric, y a pas de raison que ça marche pas avec lui.

Elle se tourna vers Quentin.

— Et toi, sois raisonnable, putain. ça fait deux jours que t'as de la fièvre et tu continues à t'épuiser à soigner des cons.

Elle regarda Bo.

— Dis lui, toi.

Bo n'était pas certaine de ce qu'on attendait d'elle. Mais elle voulait bien se montrer coopérative. Elle leva son doigt pour l'agiter devant Quentin. Elle se pencha légèrement, ses longs cheveux glissant pour frôler sa joue.

— Couché ! Pas bougé, dit elle avec le plus grand sérieux.

Alexis attrapa le bras de Quentin, le serrant sur l'intérieur du coude et le poussa à ce qu'il fasse de même.

— Vous me faites tous chier, murmura-t-il.

Il se concentra pour absorber la douleur et les plaies à son tour.

Joanna porta son pouce à sa bouche pour tapoter des dents de son ongle. Cela n'avait pas l'air de fonctionner ou Alexis n'y mettait pas du sien. Ou Quentin.
Elle se pencha au-dessus de son ami.

— Fais pas ta tête de mule, Q.

Quentin ne voulait pas transmettre sa souffrance à Alexis. Il ne voulait pas qu'il encaisse la douleur à sa place, et surtout qu'il absorbe ses émotions. C'était tordu, et il ne l'aurait jamais avoué à personne, mais il avait tellement verrouillé ce qu'il ressentait au quotidien, ses émotions étaient tellement bloquées par son éducation et tout ce qu'il s'infligeait comme devoirs et responsabilités qu'absorber celles des autres lui permettait de ressentir quelque chose pendant quelques heures. Même si ce n'était que de la peine et de la souffrance et jamais les émotions les plus belles.

— Je peux très bien aller réveiller ta mère si tu préfères, le menaça-t-elle.

Quentin soupira. Jo savait très bien qu'il ne voulait pas que sa mère le voit dans cet état.
Alexis commença à sentir que Quentin lâchait prise et la souffrance lui arriva en pleine figure.

Alexis faillit lâcher le bras de Quentin sous la violence du choc. Son corps se mit à changer prenant sur lui les blessures et la fièvre.
Durant un bref instant Quentin se sentit mieux mais dès qu'il lâcha Alexis, tout lui revint de plein fouet avec brutalité.

Quentin avait l'habitude d'encaisser avec stoïcisme ou, dans les cas les plus graves, en serrant les dents. Joanna l'avait déjà vu très mal, quand, deux ans plus tôt, il avait sauvé Kelya. Jamais il n'avait lâché un seul cri, ni une seule plainte malgré la souffrance effroyable de sa petite soeur. Pourtant, cette fois, le retour de flamme fut tellement puissant que Quentin ne put s'en empêcher. Tout son corps s'était crispé et Bo sentit la chaleur en irradier alors que la fièvre augmentait encore d'un cran.

Bo le retint contre elle. Elle le serra dans ses bras. Quentin sentit cette odeur douce, chaude, rappelant celle du sable quand le soleil le chauffe en été. Elle ferma les yeux et souhaita de tout son coeur qu'il souffre moins. Pourquoi les ombres sortaient elles pour blesser et la protéger et jamais pour aider les autres comme elle le voulait ?
Quentin sentit quelque chose retenir sa douleur. Ce fut bref et fugitif comme si on lui enlevait un poids. S'il identifia tout de suite la magie, il reconnut une signature identique à la sienne. Mais il avait à peine eu le temps d'en prendre conscience que cela avait disparu. Il sentit les mains de Bo le relâchait alors qu'elle ressentait un léger vertige.

— J'avais dit que ça marcherait pas ! se buta Alexis.

Joanna avait vu l'aura de Bo scintiller avec force un bref instant tout comme elle se rendit compte qu'elle était maintenant un peu moins intense qu'avant.
Quentin était encore blessé mais il ne se sentait plus si douloureux.

Joanna avait reculé de quelques pas. Son regard allait de Bo à Quentin. Elle ne savait pas exactement ce qui venait de se passer, mais en voyant l'aura de Bo augmenter puis baisser d'intensité comme une ampoule, elle se demanda si elle n'avait pas transféré de sa magie vers Quentin ou quelque chose dans le genre. Le problème, c'était que de voir ça couplé à l'angoisse de la soirée avait des effets secondaires sur elle fort désagréables. Elle colla ses mains dans les poches de son pantalon, retrouvant sa vieille montre. La sentir sous ses doigts calma un peu ce qu'elle ressentait alors qu'elle en absorbait une bribe de pouvoir.

— Bo ? ça va ? demanda Quentin en se redressant avec lenteur.