Chapitre 39 - Les Huldres

— Peut-être. Il faudrait essayer.

Syf aimait les ombres. Elle prenait toujours grand soin de celles sous sa garde, mais elle ignorait si cela serait suffisant pour changer celles corrompues par les intentions du Fou.
Elle jeta un oeil à Quentin plongé dans ses réflexions. Celles-ci atteignaient forcément l'esprit de Bo. Il pensait à celle qui parasitait le corps de son frère. Cette ombre avait bien failli tuer tout le monde à la villa, elle avait obéi aux ordres de Gauthier pour disparaître soudainement. De ce que Bo lui avait raconté, elle avait même été plus qu'incohérente dans ses propos envers eux. A chaque fois que Quentin pensait à une de ces pauvres ombres maltraitées par Gauthier, il se disait qu'il aurait pu être l'une d'entre elles, qu'elles étaient ses semblables.

— On devrait peut être regagner nos corps ? Proposa Bo.

Syf en avait presque oublié qu'ils étaient dans une dimension à part. Retrouver le corps de son hôte lui tira un soupir désabusé. Cela irait mieux une fois qu'elle occuperait celui de Capucine.

— Combien de temps avons-nous ? demanda Quentin une fois revenu dans la bibliothèque.

Il tenait toujours la main de Bo dans la sienne, caressant sa peau de son pouce comme il en avait l'habitude. Il savait que les Huldres n'avaient pas la même notion du temps qu'eux. Il l'avait bien vu avec Nhill.

— Pas énormément, je le crains. Même si j'aide Bo demain, ce ne sera qu'un court sursis.

Elle réfléchit rapidement, fouillant dans la mémoire de son hôte pour faire une conversion temporelle.

— Un de vos mois. Pas plus. Et encore... plus tard j'interviendrais, plus les risques d'échouer seront grands.

— Nhill a baissé le rayonnement des Lumières... Je l'ai rencontré sous la forme d'un serpent blanc avec une conscience... assez agressive. Est-ce qu'il ne serait pas possible de l'endormir momentanément ? Demanda Bo.

— L'endormir complètement, je ne sais pas. Baisser encore son rayonnement, en revanche, devrait être possible. Je ferais de mon mieux, Bo, je vous le promets.

Elle les regarda tour à tour avant de revenir à la changelin.

— Pendant mon absence, je vais chercher un moyen de conserver votre mémoire.

Elle espérait qu'ils appréciaient les efforts qu'elle faisait. Pour elle, que Bo conserve ou non ses souvenirs ne changeait rien. L'important pour Syf était que sa création survive.

— Après avoir vu à quel point vous vous êtes mêlés au niveau structurel, je peux au moins vous affirmer que votre lien perdurera.

Mais sous quelle forme et à quelle intensité, cela restait à voir. Peut-être que cela mettrait du temps à se remettre en place une fois Bo réveillée. Ils nageaient complètement dans l'inconnu sur plein de points dans cette affaire.

— Je sais que... Même si j'oublie Quentin... Notre lien reviendra et nous nous ferons de nouveaux souvenirs.

Cela ne voulait pas dire que perdre ceux-ci lui étaient facile.

— Cela fait à peine quelques semaines qu'on se connait... Mais... Je ne veux pas oublier mon frère. C'est lui qui en souffrirait le plus. Dimitri... a besoin de moi.

Et elle aurait besoin de lui en retour.

— Votre frère est votre modèle, il me semble. C'est ce que m'a dit Nhill. Il a imprégné votre ombre-coeur depuis longtemps. Je vous l'ai dit, j'ignore comment les choses vont se dérouler puisque personne n'a jamais fait ce que nous nous apprêtons à réaliser, mais même si vous oubliez vos souvenirs avec lui, le lien ne se brisera pas. Il fait partie de vous, de ce que vous êtes.

— Est-ce que vous pourrez lui expliquer tout cela... Dimitri a tendance à penser que tout ce qui m'arrive à la faute de Quentin et son frère. Et on ne peut pas vraiment dire qu'Eric n'est pas responsable à l'origine...

Elle soupira et releva les yeux vers Syf.

— Il écoutera mieux si c'est vous plutôt que lui.

Il y avait tant de colère chez Dimitri.

— Il a toujours pris soin de moi. Il n'a jamais eu peur de mes ombres et il me voyait comme une fée depuis que je suis toute petite...

— Une fée.

Tant qu'il ne s'agissait pas de Viviane...

— Je lui expliquerais.

Syf se dit que, vraiment, elle était très généreuse avec sa changelin.
Elle discuterait avec Dimitri ce soir, quand Capucine mettrait son plan à exécution. Cela lui donnerait un prétexte pour ne pas intervenir. Elle espérait vraiment que le démon répondant au nom de Thana avait bien trouvé l'antidote au Rilokuris.

— Merci beaucoup.

Bo se leva et vint enlacer Syf.

— J'ai de la chance de vous avoir pour marraine.

Elle la lâcha en souriant. Elle trouvait que ce terme lui allait bien. Et Dimitri ne la contredirait pas, lui qui aimait tant les contes de fées. Même s'il disait toujours que les fins divergeaient de la réalité contrairement au début.

L'Huldre avait été surprise par son geste et s'était laissée faire, un peu raide tout de même.

— Je vais aller me reposer maintenant, fit-elle en se levant. Je parlerais à Dimitri tout à l'heure.

Elle se tourna vers eux alors qu'elle allait sortir de la bibliothèque.

— Pour la petite créature de pierre, c'est votre élément, Quentin. Vous ne devriez avoir aucun mal à lui donner la parole et à l'améliorer un peu, surtout avec l'aide de Bo. C'est même nécessaire si vous ne voulez pas qu'il froisse mon sens artistique à chaque fois que je le croise. Entrainez-vous sur lui, cela devrait vous aider quand vous m'assisterez.

Sur ces paroles, elle les laissa seuls.

— La petite chose en pierre.

Bo sourit devant la formule. Elle revint près de Quentin pour lui faire face. Elle tendit la main pour caresser sa nuque.

— On aura quelques semaines devant nous alors...

Il était resté assis et releva la tête vers elle, posant ses mains sur sa taille.

— Nous allons en faire les plus belles. Nous allons retourner en Angleterre, près de ta famille.

Une part de lui pensait à sa famille, à ses amis, à DLS, à tout ce qu'il devait faire ici, mais elle ne gagnerait pas cette fois. Il fallait juste s'organiser. Jonas pourrait prendre sa place en public, il pourrait gérer de loin. En réalité, tout cela lui paraissait vraiment secondaire à cet instant. Seule Bo comptait. Bo et leur vie à construire. Leurs souvenirs à se créer pour qu'il puisse les lui montrer si jamais Syf ne pouvait sauvegarder sa mémoire.

Elle lui sourit et se pencha pour l'embrasser doucement sur les lèvres.

— Il va falloir que tu réfléchisses aussi à comment tu vas me faire une belle demande en mariage qui ne soit pas dégoulinante de romantisme...

— J'y réfléchis déjà, fit-il en répondant à son baiser.

Il l'attira plus contre lui jusqu'à ce qu'elle vienne sur ses genoux.

— Dans quelques jours, nous serons chez toi.

— Puisse Dieu et tous les autres t'entendre, dit elle en souriant.

Comme il leur tombait toujours quelque chose sur la tête, elle se méfiait un peu. Mais cela n'entacherait pas sa bonne humeur. Elle souhaitait se concentrer sur le temps qu'ils auraient avant de sombrer dans l'oubli.

— Je préviendrais mon père ce soir. On louera quelque chose...Entre ce que j'aime et ce dont tu as besoin pour ne pas avoir l'impression de faire du camping...

— J'ai juste besoin de toi... et d'une cafetière, s'amusa-t-il.

Il repensa à la maison Hallinger presque plus petite que sa salle de bain, délabrée, quasiment insalubre malgré les efforts de Bo. Il n'était pas certain que cela soit difficile d'y vivre quelques temps si c'était avec elle. Il espérait néanmoins y échapper.

— Une fois là-bas, on pourra chercher une maison à acheter en bord de mer. Entre ce que j'aime et ce dont tu as besoin pour ne pas avoir l'impression de vivre dans un hôtel.

— Tu veux dire une maison où je ne pourrais mettre que 500 euros ? Je crains qu'on ne la trouve qu'au rayon jouet... Mais on pourra la mettre sur la plage ensuite, s'amusa-t-elle.

— Ou nous nous la construisons par magie. Si deux changelins ont pu créer l'Atlantide, la maison de nos rêves devrait être un jeu d'enfants.

Ses yeux accrochaient les siens, comme d'habitude. Il voulait rester confiant, se montrer rassurant pour leur avenir. C'était facile : il suffisait de faire ce qu'on lui avait appris toute sa vie et enfermer ses craintes bien loin.

— C'est très discret ça, dit elle amusée. Comme dirait ma Marraine... Entraine-toi d'abord sur la petite chose en pierre.

Elle se serra contre lui et ferma les yeux. A cet instant, ils étaient ensemble, pleinement conscient de ce qui les liait. A jamais, elle l'espèrait du fond du coeur.