Chapitre 39 - Les Huldres

— Tu comprends très bien ce que je veux dire. Il ne s'agit pas de t'empêcher de sauver ton meilleur ami ou tous ces gens qui travaillent pour toi... C'est ensuite. Dis-moi que tu refuseras quand un type viendra te demander de sauver sa fille, sa femme ou son koala ! c'est dans ton ADN !

Elle soupira et regarda Syf.

— On ne peut pas lui faire confiance. C'est comme demander à un chien d'aveugle de planter son maitre en plein passage clouté.

L'Huldre hocha la tête. Du moins, c'est l'impression qu'eut Bo.

— C'est même ancré dans son ombre-coeur, comme si c'était même la première chose qu'il avait assimilé, fit-elle, pensive.

Quentin allait répliquer quelque-chose, mais au fond de lui, il savait que Bo avait raison. Même si DLS n'offrait plus ce genre de prestation, il suffirait qu'on vienne le voir, qu'on lui demande de sauver un être cher pour qu'il le fasse. L'argent n'était jamais entré en ligne de compte et la seule chose qui l'avait empêché d'aller utiliser son pouvoir dans les hôpitaux était les règles que son père lui avait inculquées.

— Il faut trouver une solution. Je ne vais pas prendre soin de l'ombre-coeur de Bo et la remettre en état si vous gâchez tout en faisant n'importe quoi ! fit Syf avec autorité.

— On est d'accord parce que... je me laisserai mourir de chagrin, dit Bo à sa créatrice.

Si Quentin avec une Huldre fâchée sur le dos, il serait bien obligé d'arrêter de faire le boy scout.

— Bo ! protesta Quentin.
— Il est hors de question que cela arrive ! Vous entendez, jeune homme ?
— Mais...
— Il n'y a pas de "mais". Savez-vous combien mon temps est précieux ? Combien d'autres projets je vais devoir mettre en suspend pour me consacrer à Bo ? Combien d'énergie cela va me prendre de réparer les dégâts pour qu'elle soit encore plus parfaite et puisse vivre à vos côtés de longues années ? Essayez de l'imaginer et vous seriez encore loin du compte.

Quentin sentait qu'il n'aurait pas gain de cause entre l'une et l'autre.

— Alors vous allez prendre soin de vous et arrêtez de détériorer votre structure volontairement !

Syf avait toutefois conscience que vu que cette abnégation était au coeur du changelin, cela aurait été contre-productif de l'en empêcher totalement.

— Vous avez le grimoire. Cherchez donc une solution dedans pour vous protéger des effets néfastes de cette magie.

Nhill n'avait pas encore abordé le sujet, mais elle savait que cela ne tarderait pas. Il voudrait qu'ils utilisent les Lumières pour le détruire. En attendant, rien ne les empêchait de s'en servir.

— Et... On peut pas utiliser les Lumières pour ça ? Une fois qu'elles seront dans leur cage... on pourrait les nourrir ainsi, dit Bo.

— Mais... Les Lumières sont sacrées ! s'exclama l'Huldre, choquée par la proposition.

Du moins l'étaient-elles avant que Nhill ne s'en empare pour les mettre en Bo... Qu'en penseraient les Mélowin ? Voudraient-ils reprendre les Lumières au temple ? Comment ne s'étaient-ils pas aperçu de leur disparition ?
Pourtant, l'idée de Bo n'était pas mauvaise. Les Lumières du Nord pouvaient purifier l'énergie négative que Quentin assimilait quand il guérissait un humain.
Elle secoua la tête vivement. Non. C'était inconcevable. Les Lumières étaient sacrées.

— Les choses ne sont sacrées que parce qu'on décide qu'elles le sont, tu ne crois pas ? Qu'est-ce qui fait qu'une chose l'est et pas une autre ? Simplement nous-mêmes. Tu le comprendrais si tu parcourais les mondes avec moi.

Pourquoi repensait-elle à Ipsen maintenant ? C'était bien le moment ! Il n'allait pas venir lui faire la morale dans sa mémoire alors qu'elle ne l'avait pas revu depuis des cycles ! A quand remontait la dernière fois, d'ailleurs ? Précisément à la création de Bo.

— De toutes façons, même enfermées, elles pourraient représenter un risque pour Quentin ou vous.

Elle s'accrochait à cela, mais en réalité, Syf n'en était pas vraiment sûre. Une fois dans leur réceptacle, il était possible qu'elles ne soient plus une menace pour les changelins.

— Et les ramener pourrait aussi être dangereux... En les conservant ici, on peut à tout moment détruire le grimoire... Où conserver les deux en sécurité ici, dit Bo.

Elle regarda Syf.

— Nous pourrions prendre soin de changelins en difficultés et leur apprendre à maitriser leurs ombres... ou bien les dissoudre dans la lumière s'ils sont devenus fous et incontrôlables.

Syf se rapprocha d'elle et ses lumières scintillèrent un peu plus. Elle les regarda tour à tour.

— Certains changelins vivent peut-être très bien sans savoir ce qu'ils sont et sans avoir recours à leurs ombres, continua Quentin. Mais de nos expériences à tous les deux, nous savons qu'il en existe certainement qui ont peur d'eux-mêmes, qui ne s'expliquent pas leurs ombres... Il nous semble important de les aider et de tous les protéger des sorciers qui voudraient leur prendre leur magie. Les Velikans ne sont certainement pas les seuls à pouvoir être tentés de nous vider de ce que nous sommes.
— Vous ne voulez pas détruire le grimoire...

Nhill allait piquer une crise, elle le sentait.

— Il est fait d'ombres et elles sont bien vivantes. Nous ne souhaitons pas les tuer.
— Je vois.

— Nous ne sommes pas des humains. Nous... comprenons ce livre mieux que Gau... Le Fou, rectifia Bo.

Elle regarda Quentin.

— Nous ne disons pas que nous ne le détruirons pas un jour... Mais il contient un savoir que nous devons connaitre avant de décider s'il est vraiment dangereux.

— Quand Nhill va le savoir... soupira Syf. Personnellement, le devenir de ce grimoire m'importe peu, mais il risque d'être pénible. Vraiment très pénible.
— Si nous conservons les Lumières, nous aurons une garantie. De toute façon, nous pensions ne pas le conserver à la portée de n'importe qui. Nous devrions pouvoir créer une dimension spécialement pour lui et le garder à l'abri des convoitises.
— Cela ne devrait vraiment pas être un problème pour vous vu comment vos esprits, vos ombres et vos magies sont liées.

— De toutes manières avant de décider tout ça, il nous faudra récupérer le receptable pour les lumières puis que vous les enleviez de moi, dit Bo.

Et elle savait bien que ce ne serait pas une mince affaire.

Syf retourna vers la mer. Ce paysage était vraiment magnifique. Il lui rappelait un peu chez elle.

— Noé n'attend que mon feu vert pour demander à Miu d'aller chercher le réceptacle, fit Quentin. Il dit qu'elle devrait mettre plusieurs jours à le trouver et le ramener.

Syf sentit qu'il n'appréciait guère de devoir recourir à la démone. Sans doute s'inquiétait-il des conséquences pour le jeune homme. Cela ramena l'Huldre aux propos de Capucine et à ses plans pour le démon.

— Oui, elle va devoir aller loin au coeur de mon monde. Les Mélowins vont vraiment être contrariés...

Elle écarta le sujet d'un geste de ce qui pouvait être sa main.

— Lorsque j'opérerais sur vous, j'aurai besoin de l'assistance de Quentin. Cela apaisera votre ombre-coeur. Je crains que ce merveilleux endroit ne survive pas à ce que je m'apprête à faire, mais je vous le recréerais.

Bo regarda la mer et les rochers qui s'élevaient représentant tout ce qu'elle aimait des tissages de Quentin. Force, puissance mais également un appui solide et rassurant.

— On va se marier avant et aller voir ma famille. J'ai un père adoptif qui m'aime beaucoup, dit elle à voix basse.

Le regard de Syf avait suivi celui de Bo.

— Je vais vous laisser un peu de temps avant d'extraire les Lumières. Je dois retourner dans mon monde préparer le jardin qui accueillera votre ombre-coeur. Je dois aussi me préparer pour m'occuper des Lumières.

Elle approcha à nouveau de Bo et lui prit les mains. Ipsen lui dirait qu'elle devait avoir de la compassion pour sa création. Peut-être que de se retrouver dans cet endroit avec les deux changelins avait eu cet effet sur elle.

— Demain, j'interviendrais pour redonner de la vigueur à votre ombre-coeur jusqu'à mon retour. Quentin dupliquera encore quelques-unes de vos ombres.
— Je pourrais lui donner quelques-unes des miennes.
— Vous n'allez pas recommencer ! Vous devez garder vos forces et vos ombres. Il est vraiment incorrigible, fit-elle à Bo.

— Qu'en est il des ombres sauvages ? Nhill m'en a donné une... On finissait par bien s'entendre mais elle s'est fait manger...

Elle regarda la myriade de lumière qui lui tenait la main.

— On a aussi eu l'occasion de voir que les humains abritant une ombre chassaient les autres ombres... Et que nous aussi nous pouvons faire ça...

— Vous pourriez le faire, mais ce serait affaiblir un changelin ou le tuer. Voler une vie.

Elle réfléchit et reprit :

— Ces ombres possédant des corps humains, elles avaient été éveillées par le Fou. Cela a du jouer sur leur personnalité. Lorsque nous éveillons une ombre, l'intention est primordiale et les siennes... Les ombres veulent vivre, mais pas nécessairement tuer pour le faire. Regardez la petite chose de pierre. Elle est très imparfaite, mais je n'ai ressenti aucune mauvaise intention la concernant.
— Et pour les ombres sauvages ?
— C'est faisable, mais si vous en avez déjà fait l'expérience, vous avez vu qu'il n'est pas facile d'en faire cohabiter une avec les vôtres. Si vous n'arrivez pas à l'assimiler, elle se rebellera et cela pourra être encore plus dangereux pour vous.

— Est-ce qu'il existe des ombres dans ce monde ? Demanda encore Bo.

Elle se demanda l'espace d'un instant à quoi ils pouvaient ressembler tous les trois dans la bibliothèque, silencieux et fixant le vide car ils étaient ici...

Syf la relâcha.

— Il existe des ombres partout, mais elles sont différentes selon leur monde d'origine. Celles de ce monde ne sont pas compatibles avec vous. Elles sont terriblement sauvages et imprévisibles. Heureusement, elles restent à l'écart et ne cherchent pas à s'approcher des humains.

— A quoi ressemblerait un changelin si vous en créez un avec une ombre de ce monde ?

Bo avait toujours mille questions et les réponses de Syf lui en faisait naitre plus encore.

— Vos ombres à vous ont été cajolées, bien traitées, cultivées dans nos jardins. Cela aide à stabiliser l'ensemble de ce que vous êtes, de permettre à la magie, l'élément et l'ombre-coeur de vivre en symbiose. Avec une ombre d'ici... Je pense que ce serait très instable. Vous n'avez pas besoin de ce genre d'ombre en vous. Que ce soit une ombre sauvage de mon monde, une ombre offerte par Quentin ou une ombre dupliquée, cela ne suffira pas à faire en sorte que vous viviez encore de longues années. Vous avez besoin de vos propres ombres, nées à partir de votre ombre-coeur.

— Je ne disais pas ça pour ça. Mais parce que Gauthier a sûrement voulu essayer ça... On ne sait pas ce qui traine encore dans la nature, dit Bo.

Savoir à quoi s'attendre ça ne pouvait pas leur faire de mal pour une fois.

— Il avait un changelin, reprit Quentin. Une jeune fille. Nous ignorons d'où elle venait.

Quentin espérait que le petit golem pourrait leur apporter des réponses. Lui-même avait l'intention de se rendre chez Gauthier pour fouiller l'appartement et chercher son atelier. Il pensait que c'était là que Noé avait atterri avec Dark Eric II.

— S'il avait créé un changelin avec une ombre d'ici... Il y a des chances qu'il soit instable psychologiquement, répondit Syf. J'espère qu'il n'en a pas eu l'occasion.

Bo l'espérait aussi.

— Il avait crée ça aussi...

Elle passa sa main au-dessus d'une petite retenue d'eau dans le sable et sur la surface, Syf put y découvrir la Dame d'Ombre telle qu'elle était dans les souvenirs de Bo.

— Elle a failli tous nous tuer, précisa Quentin.
— Nhill m'en a parlé. Ces pauvres ombres... Il en a fait tant souffrir.
— Il est possible qu'il y en ait encore des prisonnières. Si je trouve le moyen de communiquer avec le petit golem, peut-être pourrons-nous les ramener dans votre monde ?

Syf soupira tristement.

— S'il leur a déjà transmis une intention, je crains que cela ne soit trop tard pour elles. Il ne restera qu'à les endormir définitivement.

— Mais peut être qu'avec de l'amour et de l'attention comme vous dites, leurs intentions changeraient ?

L'idée de les tuer lui faisait peine, les ombres voulaient tellement vivre et s'incarner.