Chapitre 39 - Les Huldres

Il avait laissé échappé un "aïe" quand elle l'avait obligé à bouger. Il se redressa avec lenteur, chaque geste lui tirant des douleurs, et resta appuyé contre les oreillers.

— Elle t'aidera, mais apparemment, elle veut changer d'hôte avant. Celui qu'elle a actuellement ne lui convient pas.

Jonas lui avait promis cette nuit qu'il réunirait les candidates qu'ils avaient retenues et les ferait venir ici en début d'après-midi.

— Elle t'a déjà rétablie cette nuit, mais j'ignore ce qu'elle a fait exactement. Elle était très en colère contre Nhill à cause des Lumières.

— Elle m'a fait des choses...

Elle se tâta le seins avec circonspection. Elle ne se souvenait de rien. Vraiment de rien. Et elle ne se sentait pas différente. Ni mieux.

— Tu avais encore perdu une ombre contre les loups et les Lumières étaient prêtes à se déclencher, précisa-t-il sombrement.

Bo réfléchit.

— Oui... Mais je crois que j'en ai gagné aussi... Ce qui m'a épuisée c'est quand cette ombre a modifié ma magie en y mêlant la sienne... C'était comme s'il m'empoisonnait de l'intérieur.

— Décidemment, c'est une constante chez les ombres qui s'en prennent à nous...

Sa propre magie avait été parasitée et détournée par la Dame d'Ombre l'autre fois, d'abord les protections autour de la maison, puis sa zone d'isolement. Peut-être qu'il était possible pour les Changelins de faire de même.

— Tu ne sens pas d'intrus parmi tes ombres ? s'inquiéta-t-il un peu.

— Si. Il y en a une qui veut tout le temps te voir tout nu alors que je suis une fille sage qui n'a jamais ce genre d'idée, dit elle en cherchant ses vêtements des yeux.

Elle soupira en constatant :

— Vous avez pas rapatrié les fringues du Pays Basque.

— Je ne sais pas. Peut-être que quelqu'un y est retourné ce matin.

Il se fit violence pour bouger bien que tout son corps lui recommandait de rester au lit. Il se reposerait plus tard.

— Je peux te prêter une chemise ou un t-shirt en attendant. Ou il faudrait aller voir si ma mère a quelque chose pour toi dans son dressing.

— Mais reste couché. Je vais me débrouiller. Et je vais faire monter le petit déjeuner.

Elle portait encore ses vêtements de la veille de toutes manières. Juste qu'ils étaient pas très frais.

Quentin capitula. Il faudrait tout de même qu'il prenne une douche avant d'aller voir Syf, mais cela attendrait d'avoir pris son petit-déjeuner.

— Je ne bouge pas.

Bo quitta la chambre et partit à la recherche d'Annie. Elle espérait aussi tomber sur les Huldres. La rencontre avec Apoh avait été étrange mais cette fois ça la concernait directement. Et elle avait tellement de questions...

Bo eut la surprise de trouver Gwen dans la cuisine, sans Annie. Déjà au pays Basque, la mère de Quentin avait retrouvé le chemin des fourneaux avec plaisir et ce matin, elle n'avait pas souhaité changer ses nouvelles habitudes. La pièce sentait bon le café chaud et elle était en train de préparer du pain perdu à la poêle.
La sorcière adressa un sourire chaleureux à la jeune femme et la serra même dans ses bras, soulagée de la voir debout. Comme Bo, elle accusait la fatigue de la veille.

— Je vous aurais monté un plateau. Il faut que vous vous reposiez, tous les deux.

— Quentin en a bien besoin. C'est un homme...

Elle soupira à ces mots comme si Quentin faisait tout un foin d'un petit rhume. Elle s'approcha du pain perdu et demanda :

— Les Huldres sont... dans le coin ?

— Syf est sur la terrasse. Je lui ai apporté du thé au jasmin. J'ai aperçu Nhill dans le jardin. Je crois qu'il y est resté toute la nuit.

Syf, elle, avait profité de la baignoire et de ses produits de beauté, mais Gwen ignorait si elle avait dormi ou pas ensuite. En tous cas, elle avait l'air dans de meilleures dispositions que cette nuit où elle avait massacré plusieurs bibelots anciens.

— Je vais aller la voir. Comme ça vous pourrez monter vous réconcilier avec votre fils.

Après tout, la dernière fois qu'ils s'étaient vu, cela n'avaient pas été sans cris.

— Je n'étais pas réellement fâchée contre lui. Je devais juste digérer certaines choses et je n'avais personne pour me transformer en blaireau sur le moment, dit-elle avec un léger sourire.

Elle lui servit une assiette de pain perdu. Le sucre dessus avait bien caramélisé.

— J'ai préparé une salade de fruits pour Syf. C'est la seule chose qu'elle voulait manger.

Et elle avait du appeler le primeur pour une livraison en urgence vu qu'il n'y avait plus grand-chose dans les placards.

— Je vais lui amener, dit aussitôt Bo.

C'était une bonne raison pour aller l'observer de près. Elle engloutit son pain perdu immédiatement en trois bouchées.

— C'est bon.

Un peu chaud parce qu'elle l'avait avalé un peu rapidement mais bien agréable en bouche.

— Merci. Cela faisait une éternité que je n'en avais pas fait.

Elle ne se souvenait même plus de quand datait la dernière fois.
Elle remit des tranches à cuire et prépara le plateau avec la salade de fruits et des petites coupelles, puis s'occupa de celui pour Quentin. Noé n'était pas encore réveillé, pas plus que Kelya. Jonas avait déjà pris son petit-déjeuner et était remonté prendre une douche avant de repartir pour l'hôpital chercher Dimitri et, peut-être, Capucine si les médecins acceptaient qu'elle sorte déjà.

Syf était assise à la table de la terrasse, le dos et la tête très droites. Elle tenait sa tasse du bout des doigts, la petite assiette à plat dans l'autre main. Elle respirait l'odeur du jasmin, les paupières fermées. Elle portait une tunique et un pantalon de lin que Gwen avait emprunté à Capucine.
Dès que Bo franchit la porte extérieure, l'Huldre rouvrit les yeux pour la regarder.

Bo s'arrêta net et lui rendit son regard. Elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais été aussi nerveuse. Si cette apparence ne lui parlait pas, il y avait quelque chose dans son regard qui lui confirmait qu'il ne s'agissait pas de n’importe qui.
Syf était sa créatrice mais surtout... Elle avait connu sa mère.

— Bonjour, dit elle en baissant les yeux pour venir poser le plateau devant elle.

Syf n'en revenait toujours pas de l'état dans lequel était sa dernière oeuvre d'art. Le travail de restauration était incommensurable ! Elle n'avait jamais vu une telle catastrophe de toute sa longue vie. Tout le monde avait joué avec sa création : Nhill, la création d'Apoh, ce fou qui jouait avec ces pauvres ombres...

— Bonjour.

Elle reposa sa tasse dans la soucoupe et le tout sur la table. Ses mains se posèrent sur ses genoux croisés avec la légèreté d'un papillon. Tout en elle respirait la grâce bien que Syf se sente comme un éléphant dans cette enveloppe-ci. Elle avait hâte d'en changer.

— Vous... Vous voulez un peu de compagnie ? demanda-t-elle.

Elle espéra qu'elle parlait anglais. Elle ne savait pas si les langues variait selon les "hôtes" ou si c'était propre à chaque Huldre.

D'un geste de la main, Syf lui désigna la chaise en face d'elle. Au moment de s'asseoir, Bo aperçut la longue chevelure rousse d'Ewen plus loin dans le jardin.

— J'ai opéré des réparations d'urgence cette nuit, mais il ne faudra pas présumer de vos forces pour l'instant, répondit-elle en anglais.

Elle soupira en repensant aux dégâts causés pas les Lumières. La structure était brûlée maintenant.

— J'ai déjà perdu... du sable y a quelques temps. Je suppose que ce n'est pas bon signe.

Elle hésita avant de dire :

— On a rencontré une autre changelin... Quand elle est morte à cause du feu, on a trouvé une simple épluchure de fruit. Est-ce que... On trouvera que du sable de moi si je meurs ?

Ce n'était pas la première question à poser mais la scène l'avait marquée et effrayée.

Syf fronça les sourcils et fit une moue choquée à la mention de l'épluchure. Qui parmi les siens avait osé utiliser une simple épluchure ? Qui avait eu ce mauvais goût à la limite de l'indécence ? Elle coula un regard vers le jardin. Non. Nhill était un déviant patenté, et il avait peu de respect pour les oeuvres des autres bien qu'il pense le contraire, mais il aurait au moins pris un fruit entier. Il n'était pas totalement un barbare.
Elle revint à Bo et se décida à lui répondre.

— Un coquillage. C'est à partir d'un des plus merveilleux coquillages qui ai jamais existé que j'ai élaboré votre tissage. On ne le trouve plus dans votre monde depuis... des millénaires peut-être. Je l'ai conservé très longtemps avant de me décider à l'utiliser.

Elle prit une coupelle de salade de fruits. Enfin de la nourriture décente ! Pourtant, elle sentait que son hôte aurait préféré ce qui cuisait dans la cuisine.

— Un coquillage, répéta Bo.

La description de Syf lui donnait envie de le voir mais c'était impossible bien entendu.

— Et... ma mère... Comment l'avez-vous rencontrée ?

L'Huldre était en train d'observer une tranche de kiwi planté au bout de sa fourchette quand elle poussa un bref soupir pincé.

— Ah. Cette femme, fit-elle avec un dédain manifeste.

Rien que de penser à elle l'irritait. Elle coula un regard vers Bo. Fallait-il vraiment qu'elle réponde à la Changelin ? Enfin, ce n'était pas comme si elle ne s'était pas doutée que Bo lui pose quelques questions non plus. Ils étaient tous si curieux de tout savoir !

— Elle est venue prier pour que quelqu'un sauve l'homme qu'elle aimait.