Chapitre 15 - Quand la vérité éclate

Lundi 14 mai - Paris

— Voilà, vous en savez autant que moi.

Quentin s'appuya dans le fond du canapé pour regarder Ahmed et Joanna, jouant avec le galet de porcelaine qu'Eric lui avait offert et que Bo avait fabriqué.
Alexis n'assistait pas à la réunion. Il attendait dans la pièce d'à-côté avec un solide petit-déjeuner. Sur le trajet menant au bureau, il lui avait expliqué qu'il comptait se lier à lui ce matin. Vu son état, et vu comment il réagissait toujours contre Bo, Quentin avait préféré qu'il n'entende pas ce qu'il avait à révéler aux autres.
Le jeune homme avait tout dit à ses deux amis. Il avait parlé de la magie de Bo, de comment elle semblait se manifester, s'appuyant à la fois sur ce qu'elle lui avait raconté et ce qu'il avait vu dans le dernier cauchemar qu'ils avaient partagé.
Il avait enchaîné avec ce qui était arrivé à Eric, ses hypothèses sur la question et le calvaire que l'Autre avait fait subir à Bo ces derniers mois. S'il racontait tout cela de la même façon qu'il l'aurait fait pour n'importe quel dossier, comme s'il n'était pas impliqué, Ahmed et Jo avaient pu constater que ce dernier point était encore plus sensible que la mort de son frère. Cela ne transparaissait pas dans son ton, mais plutôt dans son regard et la contracture de sa mâchoire, ce que Quentin ne semblait pas remarquer. Ils n'eurent pas le temps de le lui faire dire qu'il en venait aux événements de la plage, de l'assassinat de Kelly Watson et de comment Bo avait éliminé son tortionnaire. C'est à ce moment-là qu'il lâcha l'information sur l'objet magique que la jeune femme portait en elle et le sortilège de protection. Quentin ignorait encore si ce dernier protégeait Bo ou l'objet magique et bien entendu, il ne savait toujours pas qui les avait placés en elle, ni pourquoi, mais il ne cacha nullement à ses amis les avertissements de Thanaclop à ce sujet. Evidemment, il se borna à l'essentiel : il ne devait plus user de sa magie sur Bo. Il garda le reste pour lui, n'ayant pas envie de leur faire savoir à quel point il s'était rapproché d'elle, ni ce qui se passait entre eux. Ce n'était pas une question de confiance, mais il aurait été bien en peine d'expliquer le lien qu'il avait avec elle, ce qu'elle faisait résonner en lui et combien il lui était difficile de ne pas la toucher ou de la laisser. Il ne voulait pas non plus parler de ses sentiments alors qu'il leur révélait la tragique vérité : l'objet en Bo était en train de la tuer et elle l'ignorait.

— Bo et Dimitri vont récupérer le journal d'Eric ce matin. J'espère que cela nous donnera des réponses et pas plus de questions cette fois.

Le galet de porcelaine ne cessait de tourner dans sa main, signe évident que, malgré son calme et sa distance apparentes, il était loin de les ressentir.

Ahmed resta silencieux un bon moment mais sans lâcher Quentin des yeux. Il y a des questions qu'il aurait bien posé mais la présence de Jo l'en dissuadait. Ils étaient là pour le travail. Uniquement cela. Il fallait donc traiter le dossier Hendricks de la même manière. Pourtant tout dans l'attitude corporelle de son ami, démontrait que c'était tellement plus que ça. C'était la famille... et c'était une femme qui ne le laissait pas indifférent.

— Tu veux te lier à Alexis maintenant ou après avoir lu le journal d'Eric ? Demanda Ahmed.

— Maintenant. Si je remets encore...

Quentin ne devait plus attendre. Les Bergerac et Alexis comptaient sur lui et il ne devait pas laisser l'opportunité à Sophie de réclamer le parchemin. Elle ne s'était pas encore aperçue du vol et de la substitution, ce qui était une chance.

— Très bien. Je vais le chercher et voir à ce qu'on nous dérange pas, dit Ahmed.

Il se leva et quitta la pièce. En consultant son téléphone, Quentin vit deux messages de Bo. Le premier lui demandait son whatsapp et le second lui annonçait qu'elle avait kidnappé Noé pour leur matinée parisienne mais qu'il irait en cours pour l'après-midi. Elle avait ajouté "Ne sois pas fâché. Je compense ton absence comme je peux." Il y avait un smiley chaton juste à côté qui lui souriait.

— Elle peut mourir à tout moment ou tu as un peu de temps devant toi ? Demanda finalement Joanna en allant à la fenêtre pour fumer.

"Ce genre d'excuses ne fonctionnera pas à tous les coups, Mademoiselle Hendricks."

Il hésita, puis ajouta un smiley qui faisait un clin d'oeil sans être sûr qu'il correspondait bien à ce qu'il voulait dire.

— Je ne sais pas. Ses analyses sont catastrophiques et ça fait déjà trois mois qu'elle a cette chose en elle, répondit-il en même temps.

Il posa son téléphone à côté de lui, continuant de jouer avec son galet.

— Je vais aller voir le Docteur Missionnier pour en savoir plus.

Il n'était pas sûr que sa mère lui ait tout dit. Gwen avait surtout souhaité qu'il ne s'implique pas plus avec Bo, qu'il la laisse repartir.

Joanna resta silencieuse. Comment Quentin le prendrait il si elle mourrait sous ses yeux ?

— Dimitri sera ingérable si elle s'écoule sous ses yeux. Il va falloir le mettre dans la confidence.

Elle l'entendit soupirer.

— Et s'il va le lui dire ?

Mais Quentin comprenait que Jo avait raison. S'il se mettait à la place de Dimitri, il voudrait savoir. Comment réagirait Bo si Dimitri lâchait le morceau ? Lui en voudrait-elle ?

Joanna s'adossa à la fenêtre en tirant sur sa clope.

— Tu reproches à tout le monde dans ta famille de te maintenir dans l'ignorance... Tu tiens vraiment à lui cacher quelque chose d'aussi grave ? Et si elle ne meurt pas d'un coup... Si elle se met à souffrir parce que ça la brûle de l'intérieur... La terreur qu'elle ressentira pourrait tuer tout le monde autour d'elle, ta famille et la sienne...

Elle souffla la fumée :

— Je ne te parle même pas de l'éthique, Quentin.

Il se leva pour faire quelques pas, serrant son galet dans la main.

— Je sais, Jo. Je le sais très bien.

Il devait rester objectif, se borner aux faits, ne pas laisser ses sentiments entrer en ligne de compte. Il avait toujours réussi à faire cela. C'était facile. C'était sa façon d'être. Et pourtant...

— Alors pourquoi tu lui mens ? Demanda-t-elle en écrasant sa cigarette sur le mur extérieur.

Elle rangea le mégot dans son paquet de cigarette mais attendit avant de refermer la fenêtre.
Quentin reçut une réponse de Bo : Je trouverai autre chose. J'ai beaucoup d'imagination, Monsieur de Lyonesse. Surtout quand je me réveille à vos côtés.

La question de Jo était pertinente. Pourquoi n'avait-il pas dit toute la vérité à Bo ? Pourquoi avoir gardé le plus important pour lui ?
Il s'assit sur l'accoudoir du canapé, regardant le galet dans sa main.

— Je voulais la protéger de ça. Pour qu'elle puisse vivre sa vie sans avoir peur de mourir, dit-il un ton plus bas.

— On peut tous mourir du jour au lendemain. Elle en a eu un aperçu ces derniers temps. Je ne crois pas qu'on puisse protéger de la vérité.

Elle soupira et revint s'assoir dans un fauteuil.

— On dirait qu'avec son frère, t'es le seul en qui elle a confiance... Ne fous pas ça en l'air. La confiance c'est un truc qu'elle a eu du mal à t'accorder, lui rappela-t-elle.

Ahmed entra dans le bureau avec Alexis.

— Mais je ne veux pas mourir... Ça pourrait me tuer de me lier une deuxième fois à quelqu'un, geignait il.

Quentin aurait bien répondu à Jo, mais ne put que le faire d'un hochement de tête. Il avait toujours été honnête avec Bo et lui mentir, même si c'était pour la protéger, ne lui avait jamais plu.

— Il n'y aucun danger, Alexis, fit-il au Substitut en se levant à nouveau, empochant son galet.

— Ça t'en sais rien du tout, marmonna Alexis.

Il se laissa tomber sur le canapé et lui jeta des coups d'oeil peu rassuré.

— Ça fait mal en plus... Je vais rentrer dans ta tête et toi dans la mienne. Je vais partager tous tes souvenirs pendant quelques secondes.

Il fit une grimace. Il allait périr d'ennuis.

Quentin jeta un oeil à ses amis. Cela n'était pas un élément qui était inscrit dans le parchemin et qu'il ignorait. Qu'Alexis entre dans sa tête le mettait mal à l'aise. Il y avait des choses qu'il ne voulait pas partager. Mais entrer dans celle d'Alexis n'était sans doute pas enviable non plus, surtout si, comme le disait Joanna, le jeune homme avait eu des vues sur Eric. Quentin n'était pas sûr de se remettre de ce genre d'images.

— Alexis, ta famille compte sur toi, sur nous. Je sais que tu n'as aucune envie que vous finissiez tous internés.

— Ouais, ouais, je sais... J'entends ça depuis ma naissance, soupira Alexis.

Il regarda Quentin.

— Enfin si tu voulais faire ce rituel, t'aurais pu me demander. Je m'en souviens à peu près tu sais...

— C'est vrai, admit-il surtout pour rassurer Alexis. Mais je ne voulais pas que Sophie garde le parchemin. Elle voulait lier Maxence à Olivier, tu sais ?

Il avança vers Alexis et posa sa main sur son épaule dans un geste amical.

— Nous serons les derniers. Il n'y aura plus de lien après nous. Je trouverais un moyen d'arrêter ça.

Quand il aurait trouvé un moyen d'empêcher Bo de mourir, l'assassin de son père, celui de son frère... La liste était longue.

— Te fatigue pas... J'ai déjà entendu Eric me dire ça quand je voulais m'installer avec Marie. Puis il s'est mis en tête de devenir navigateur et de se maquer avec une folle-furieuse...

Il regarda Quentin.

— Allons-y. A midi, je dois déjeuner avec Éléonore de Habsbour. Je peux pas la faire attendre, ce serait pas correct.

Quentin ne pouvait même pas répondre qu'Eric avait réellement eu l'intention de le faire. Il n'insista pas plus sur le sujet. Il ferait de son mieux pour respecter sa parole, comme d'habitude.

— Tu ne seras pas en retard.

Il n'était plus temps d'hésiter. Quentin espérait ne pas avoir à regretter son choix et que cela ramènerait Alexis et les siens à la raison.

Alexis hocha la tête et regarda Joanna préparer ce dont ils auraient besoin. Il aurait préféré qu'elle sorte mais savait bien qu'il ne fallait pas trop y compter.

Joanna déroula sur la table basse le parchemin du rituel ainsi qu'une nappe sur laquelle Quentin avait, la veille, reproduit le cercle magique présent sur le document. Elle sortit ensuite un bol tupperware contenant une pâte un peu étrange et odorante dont la texture et la couleur rappelaient le henné.
Quentin ôta sa chemise et Alexis son t-shirt. Le premier n'avait pas assisté au rituel qui avait lié le second à Eric, il était alors trop jeune, mais Alexis, lui, se souvenait très bien du mode opératoire. Ce fut donc sans surprise qu'il vit Joanna sortir l'athamé de sa boite en argent délicatement ouvragée et le présenter à Quentin.
La dague rituelle était celle d'Aurélien et était d'ordinaire précieusement gardée dans la bibliothèque de St Germain. La lame d'acier était fine et tranchante des deux côtés. La poignée était en os poli de couleur rouge brun un peu passée : un os humain qu'on disait être celui du de Lyonesse à l'origine du rituel et trempé dans le sang du Bergerac qu'il avait fallu sacrifié aussi pour que le lien fonctionne au travers des générations.
Quentin l'attrapa par la poignée et s'entailla la paume de la main d'un coup sec sans hésiter ni tressaillir. Joanna récupéra aussitôt son sang dans le tupperware. Elle laissa Ahmed poser un bandage à Quentin tandis qu'Alexis donnait son sang à son tour, en gémissant, lui. Elle mélangea ensuite le tout, puis se servit de la pâte pour tracer des signes sur le torse, le dos et les bras des deux hommes, en miroir. Ahmed l'aidait en tenant une feuille sur laquelle elle avait dessiné les emplacements de chaque signe pour ne pas se tromper.
Quand elle eut terminé, Quentin et Alexis s'assirent dans les canapés, l'un en face de l'autre, séparés par la table basse et le cercle magique. Le premier se concentra sur sa magie qui coula de sa main à la dague suivant la poignée jusqu'à atteindre la pointe de la lame. Avec Jo, ils avaient supprimé le contre-sort posé par Sophie et cela leur avait pris du temps car elle l'avait construit comme un casse-tête. Ils allaient savoir très vite s'ils avaient complètement réussi. De la pointe de l'athamé, Quentin suivit le contour du cercle magique dessiné sur la nappe et le referma. Les signes se mirent à luire l'espace d'une seconde et il reposa la dague dans sa boite, soulagé.
Alexis ne paraissait pas convaincu, mais ne rechigna pas à ce qu'avec Quentin, ils se tiennent maintenant par les poignets. Joanna enroula autour de leurs bras joints une cordelette en soie et de fils d'or, symbolisant le lien qui allait s'établir entre eux. Elle s'empara du parchemin et jeta un coup d'oeil à Quentin, pour être sûre qu'il voulait bien aller au bout. Le jeune homme hocha la tête.

— Vas-y.

Elle se retint tout juste de soupirer que c'était une très mauvaise idée. Quentin avait pris sa décision et ne reviendrait pas dessus. Elle n'avait donc plus qu'à assurer son rôle jusqu'au bout.

— Répétez après moi. Laissez couler votre magie vers l'autre, dit-elle avant d'entamer la litanie en vieux français activant le sortilège.

Quentin et Alexis répétèrent donc chaque mot, le second y allant à reculons. Il n'essaya cependant pas de s'y soustraire. Ahmed et Joanna reculèrent d'un pas lorsque la cordelette de soie s'enflamma en une fraction de seconde pour disparaître aussitôt. Si Quentin avait été surpris par les flammes et que cela réveilla sa peur du feu, il n'eut pas le temps de s'y attarder : le lien se nouait. Il le sentait ramper et s'ancrer en lui comme le lierre s'agrippe à un mur et ce n'était vraiment pas une sensation agréable. Cependant, ce n'était rien en comparaison du choc que cela lui fit d'entrer dans la tête d'Alexis.

Dans le tourbillon de souvenirs, il y avait Eric. Eric depuis sa plus tendre enfance, riant, grandissant, fanfaronnant, toujours solaire et splendide même quand il se montrait cruel. Il y avait aussi à plus petite échelle Quentin qui semblait n'en être que l'ombre dans la tête d'Alexis, éteint, froid et en distance. Quentin lisant, prenant des notes, dessinant dans le sable de la terre des symboles encore et encore, faisant des piles de cailloux dans le bassin, suivant leur père, observant leur mère et ces souvenirs semblaient se modifier pour devenir plus important. Quentin devenait lunaire et l'esprit d'Alexis semblait enfin le voir, le reconnaitre, le faire exister.
Il y avait tout ce flots de sentiments dont l'extrême solitude d'Alexis, n'étant pas plongé dans sa famille, évoluant de son mieux pour qu'on le remarque, pour qu'on s'occupe de lui même si ce n'était que d'un soupir exaspéré ou d'une vanne qui lui donnait la sensation qu'il était là, qu'il ne serait jamais aussi admiré que les fils de la famille mais qu'il pouvait au moins en être... le chien bien aimé, l'animal de compagnie fidèle et loyal même si on ne le trouvait pas très malin. Mais de toutes manières, ce n'était pas ce qu'on lui demandait... Il y eut alors la douleur, les fièvres, se courber, plier, souffrir, vomir encore et encore alors qu'Eric se relevait, qu'Eric pouvait à nouveau sortir, rire et profiter de la vie avec vaguement une tape sur son épaule. Les regarder partir avec Capucine, s'amuser et croire qu'il allait mourir tellement il était malade d'avoir engloutie les plaies de son compagnon. Savoir ce qu'il ressentait avec acuité y compris pour lui. Savoir qu'il ne serait jamais son meilleur ami ou son frère. Il était à son service.
Il y eut des destinations qui s'enchainaient dans des pays exotiques ou des quartiers magiques des capitales, des objets, des sorciers, des démons étranges, Thanaclop bien sûr. Il y eut également des orgies dans des bordels étranges et dérangeants où Eric et Olivier semblaient s'amuser, Alexis suivait, prenait ce qu'on lui donnait, râlait qu'ils feraient mieux de partir mais sans qu'on l'entende. Jamais.
Puis il y eut Marie. Sa douceur, ses attentions, sa manière de le regarder et de le valoriser, de lui dire qu'il devait cesser d'être à la botte d'Eric, de le laisser lui parler ainsi. Ses regards, sa manière de l'embrasser et de le serrer dans ses bras. Ses oppositions avec Eric mais la jeune fille était trop douce et il n'hésitait pas à faire comprendre à Alexis qu'elle ne resterait pas, qu'elle partirait... les disputes au sujet d'Eric encore et encore. Le départ de Marie. Eric qui lui disait je te l'avais bien dit, qui lui faisait comprendre qu'ils ne pouvaient pas se permettre de laisser une fille se mettre entre eux, que lui ne le faisait jamais.
La mort de François et la sensation d'être encore plus seul, le rejet d'Eric, son silence, ses absences. Solitude. Aucun sens à rester ici. Se perdre dans la télévision, enchainer les films, les séries, boire, manger, aucun sens. Fumer de l'herbe, boire de l'alcool. Aucun sens. Supplier Thanaclop de lui dire où était Eric. Sentir les rêves, les visions devenir gluante, ralentir son esprit. Aucun sens. Ecouter les différents membres de la famille mais que personne ne le comprenne. Jamais. Puis les mots de Quentin. Eric va revenir. Eric est en Angleterre. Eric est avec une femme et il a changé. Il a laissé une femme entre eux, distandre le lien, il a pris ce qu'il avait toujours refusé à Alexis. Rappeler Marie. Marie s'est mariée, elle va être maman et toi comment tu vas Alexis, tu es enfin heureux. Le gouffre de douleur, d’obscurité. Aucun sens. Eric doit revenir. Il doit le sauver. Il doit donner un sens. Il lui faut un sens à sa vie. Et finalement écouter cette voix lui disant de partir. Traverser la manche dans un demi-sommeil. Sentir la colère, la haine prendre de l'ampleur, brûler en lui encore et encore, le faire souffrir, le faire étouffer. Eric saura arrêter ça. Lui seul le peut.
Arriver là bas et découvrir une jolie maison de province. Eric habiller simplement sans sa superbe, descendre d'une voiture d'un type de la classe moyenne sans aucune classe justement. Porter un sac de courses, appeler un chien pour qu'il le suive et voir sur le pas de la porte une fille. Marie. Non ce n'est pas Marie mais elle sourit de la même manière avec tendresse et une affection évidente. Elle se moque d'Eric et il rit comme si c'était très drôle. Il pose le sac sur le banc près de la porte et il l'attrape pour lui faire des chatouilles, elle se débat, elle lui dit qu'il n'aura rien à Noël, qu'elle donnera tout à son amant et il répond que Connor n'aurait que faire d'un cerveau de toutes manières. Quand elle riposte en essayant de le frapper comme une petite fille fâchée, il la soulève et la rentre dans la maison alors que le chien leur aboie dessus. Plus tard, elle vient chercher les courses et il l'observe attentivement. Elle est jolie. Elle n'a rien avoir avec les autres filles mais dans sa manière de regarder dehors on dirait qu'elle attend autre chose, quelqu'un d'autre qui ne vient pas. Finalement, elle rentre et il se sent seul dehors. Il reste comme le chien dans le jardin. Pas le vrai car il est dedans lui. Puis il croise le regard d'Eric par la fenêtre. C'est bref et pourtant il se met à exister brusquement avec une acuité nouvelle.
Eric arrive et l'attrape par le bras pour le faire avancer. Il est furieux, il lui demande ce qu'il fait là, il ne lui dit qu'il n'aurait jamais dû venir. De ma colère, du mépris après tout ce temps d'absence... Pas un mot gentil, pas une accolade... Rien que de la colère et la sienne répond. Il la sent enfler en lui alors qu'Eric le fait avancer dans ce petit quartier tranquille jusqu'à un petit parc pour enfants. Eric crée une zone d'isolement, personne ne peut les voir, personne ne peut les entendre.

— Quentin n'aurait pas dû te dire où j'étais... Qu'ets-ce que tu fais là ? J'ai dis que je viendrais à Paris mais je ne veux pas que Bo apprenne la vérité comme ça.
— Je pourrais juste prendre un café. Tu n'as qu'à lui dire que je suis ton...
— Non. Ce que tu es c'est mon ancienne vie, c'est quelque chose que je dois annulé, Alexis.

Annulé. Il doit l'annuler. Effacer toutes ces années, toute sa souffrance, tout ce qu'Alexis lui a donné, à endurer, tout ce à quoi il a renoncé pour que sa vie ne soit qu'un pâle reflet de celle d'Eric. C'est plus que de l'injustice...

— Si tu savais comme je te déteste, crie-t-il.

Et honteux, il sent les larmes brouiller sa vue. Il a honte de pleurer et de sangloter comme un enfant. Il sait qu'Eric va se moquer de lui, le rabrouer, qu'il n'aime pas les faibles... Alors il le fait taire avant qu'il parle. Il le frappe de toutes ses forces. Il lui tombe dessus et frappe encore et encore. Il veut que cette vie cesse de le hanter, de faire de lui un minable et il veut détruire ça. Il sent cette chose gluante et rampante qui le rend malade glisser dans ses mains, relâcher sa pression pour le libérer.
Quand il est totalement libre, de respirer, d'être à nouveau lui, il ouvre les yeux. Il y a du sang. Du sang sur ses mains. Du sang sur le visage d'Eric. Il est encore par terre, mais se protège plus de ses coups. Il le secoue mais il est mou.
L'horreur lui revient comme un boomrang et il attrape ses mains.

— Absorbe ! Je vais absorber... Je vais prendre...

Mais il ne prend pas. Le lien ne fonctionne pas. Il se lève et regarde autour de lui. Il n'est plus dans la zone d'isolement. Il y a des gens qui parlent un peu plus loin. Ils vont le voir. Ils vont savoir ce qu'il a fait. Il tire Eric par les jambes pour le mettre sous un bosquet.

— Je vais cehrcher des secours Eric, lui dit il et il part en courant.

Il court. Il va courir pendant des heures sans savoir ce qu'il fuit. Il sens la folie essayer de l'attraper, en riant, en lui disant que maintenant il sera tout à lui, qu'elle était juste une menace mais que c'est différent puisqu'il a décidé de cesser de s'en protéger. Et c'est mieux parce qu'avec elle, rien ne sera grave. Rien. Allez viens Alexis, on rentre à la maison. On va aller fêter Noël en famille, tu es comme un petit roi là bas. Tu es leur sauveur. Allez viens, oublie Eric, écoute ma voix. Eric n'a jamais rien fait pour toi. Il va se réveiller et il continuera sa petite vie. Au moins tu lui auras donner une bonne leçon, va. Moi je vais m'occuper de toi, pas comme lui. Je m'occupe de tout le monde, je suis généreuse et j'ai de grands projets pour toi. Tu as déjà dirigé le monde à bord d'un carosse ? Je peux faire ça. Je peux tout t'offrir si tu m'écoutes. On va bien s'amuser et plus rien ne sera grave.
Mais Eric...
Chut... Tu n'as pas envie d'être malheureux.
Allez viens on rentre. On oublie tout ça. On va être heureux maintenant.
Mais ça ne fonctionne pas. Il y a les moments de lucidité où Alexis frappe et détruit tout ce qu'il trouve jusqu'à ce qu'il oublie. On lui a permis d'oublier. Il ne sait plus son visage mais il est gentil cet homme. Il veille sur lui. Il sait qu'il n'a jamais voulu tuer Eric, qu'Eric était un égoïste. Il faut oublier maintenant Alexis. Laisse Dame Folie prendre soin de toi. Écoute nos voix... Non résiste à Quentin, à Noé, à leur chagrin... Ils sont comme Eric, ils ne t'aiment pas. Ils rient de toi... Personne ne te respecte. Mais nous... C'est différent.
Il y a le retour là bas. Mais c'est la première fois qu'Alexis va à Port Hallen pourtant cette fille lui rappelle quelqu'un. Il ne l'aime pas. Il sait que c'est la Marie d'Eric mais elle se comporte autrement que dans son souvenir. Mais elle lui parle comme Eric et il la déteste pour ça. Il la voit essayer de retourner Quentin contre lui. Il sait ce qu'elle est entrain de faire...
Chut, dit Dame Folie, viens on va jouer ensemble... On a pas besoin d'eux. On peut être ce que tu voudras et ils verront bien que tu n'es pas le type qu'ils méprisent... Ils verront un jour que tu vaux tellement mieux que ça.

Quentin relâcha brutalement le poignet d'Alexis et se retint de justesse à la table pour ne pas s'écrouler par terre, le souffle court, le visage pâle. Les souvenirs d'Alexis l'avaient happé dans un tourbillon qui avait manqué de le noyer. Jamais il n'avait pensé qu'Alexis ait pu se sentir si seul, qu'il ait pu souffrir autant, mais il n'avait pas eu le temps de s'attarder sur la question que le reste était venu le frapper de plein fouet. Port Hallen. Eric. Bo. La nuit de Noël. Eric. Le sang.
Quentin se sentait nauséeux, malade de la haine d'Alexis pour Eric qu'il sentait presque encore ramper en lui, l'engluer. Il avait senti les poings du jeune homme s'abattre sur son frère comme si c'était lui qui portait les coups. Comme si c'était lui qui l'avait tué de ses propres mains.
Joanna et Ahmed l'observaient avec attention depuis qu'il avait rompu le contact, quelques secondes à peine plus tôt. La jeune femme était la plus proche et quand Quentin releva lentement la tête vers Alexis qui se remettait du flot de ses souvenirs à lui, elle vit dans son regard une rage comme elle n'aurait jamais cru en voir dans ses yeux. De la rage et un danger mortel.
Elle n'eut le temps de rien que Quentin bondit au-dessus de la table basse, renversant tout sur son passage, pour abattre son poing sur la figure d'Alexis. Une fois. Deux fois. Bien décidé à le tuer.

Joanna ne put le retenir devant son déferlement de rage quand elle fut ejectée, ce fut Ahmed qui attrapa Quentin pour le ceinturer sur le sol.

— Je voulais pas ! cria Alexis. J'ai jamais voulu ça !

— Jo, fais-le sortir tout de suite ! ordonna Ahmed en pesant de tout son poids sur son ami.

Joanna se redressa pour attraper le substitut et le trainer dehors. Elle sentait que la secrétaire de Quentin allait se poser des questions en les voyant. Il serait temps d'aviser plus tard pour ceux de la société qui pourrait croiser leur route.

— Calme-toi, Quentin, dit Ahmed sans le relâcher.

— Lâche-moi ! C'est lui ! hurla le jeune homme.

En plus de 10 ans qu'ils se connaissaient, Ahmed n'avait jamais vu Quentin dans cet état. Quentin ne perdait jamais son calme. Jamais. Il pouvait être en colère, mais c'était toujours froid, distant, maîtrisé, contrôlé. Une phrase dite sur un ton glacial, comme lorsqu'il avait renvoyé Sophie chez elle, un regard tranchant qui mettait mal à l'aise. Mais jamais un geste. Jamais un cri.
La porte du bureau claqua fortement alors que Jo entraînait Alexis à l'extérieur, et les grandes fenêtres tremblèrent comme si elles voulaient s'ouvrir. Ahmed ne le lâcha pas pour autant et une fois Alexis hors de vue, Quentin cessa de se débattre. Il tapa du poing sur le sol. Ses phalanges étaient maculées du sang d'Alexis.

— Il a tué Eric, fit-il d'une voix où perçait à la fois de la rage, de l'incrédulité et de la culpabilité. Il a tué Eric...

Et c'était sa faute. C'était lui qui avait parlé d'Eric à Alexis, de l'Angleterre, de Bo. C'était sa faute si son frère était mort.