Chapitre 12 - Dans la vie de Quentin, dans les rêves de Bo

Une fois sur ses pieds, il tangua un peu et manqua de retomber sur le lit.

— Je suis pas sûr que je serai très effic...

Il pâlit et eut un haut le coeur.

— Oh...

Il allait vomir. Il allait vraiment vomir. Il se précipita dans la salle de bain, mais comme il ne tenait pas bien sur ses pieds, il glissa en contournant le lit, manqua se casser la figure et arriva jusqu'aux toilettes in extremis.

Efficace. Au moins il restait fidèle à lui-même quand elle lui faisait des avances. Elle le rejoignit et mouilla un gant.

— Te relève pas tout de suite... En général, ça repart encore une ou deux fois après la première.

Elle s'approcha pour lui passer le gant sur le front.

Quentin n'avait jamais été aussi saoul de toute sa vie. Il n'était même pas sûr d'avoir déjà été malade à cause de l'alcool. Mais il n'avait pas le temps de penser à cela puisqu'il vomit une deuxième fois. Puis une troisième.
C'était vraiment très, très désagréable de rendre tripes et boyaux. Et très, très gênant que Bo le voit ainsi. Ce n'était pas l'image qu'il voulait donner de lui.

Elle était restée à lui passer le gant frais sur le front, la nuque et quand elle vit que plus rien ne sortirait, elle l'aida à se relever.
Elle lui donna un peu d'eau à boire et le reconduisit à son lit.

— C'est jamais agréable et on s'y fait jamais, lui assura-t-elle. Aujourd'hui encore, Dimitri ou mes cousins peuvent se rendre aussi malade que ça... voir pire.

Elle ouvrit le lit, tassa les oreillers et l'aida à s'installer.

— Je vais te chercher de l'aspirine et je te la laisserai sur la table de chevet. Dès que tu te réveilleras, tu seras bien content de les avoir, dit elle.

Il la retint en gardant sa main dans la sienne.

— Au moins je t'ai évité ça... murmura-t-il, la bouche pâteuse et la tête qui tournait toujours.

Il n'avait pas envie qu'elle s'en aille. Il ne sentait pas bien et ça n'avait pas grand-chose à voir avec ce qu'il ressentait d'habitude quand la fièvre évacuait le mal qu'il absorbait. Cette fois, tout se mélangeait : ce qu'il avait pris à Bo et la légère fièvre qu'il en découlait et les effets de l'alcool sur son propre organisme.

Elle éteignit la lumière et s'installa près de lui, pour caresser très légerment ses cheveux.

— Je reste jusqu'à ce que tu t'endormes. Ensuite, j'irais ranger et faire la vaisselle, dit elle doucement. Je reviendrais mettre l'aspirine.

Elle lui sourit.

— Merci Quentin. C'était une super soirée. J'ai adoré être avec toi toute la journée, dit elle à voix basse.

Encore une fois, il lui rendit son sourire, même si maintenant, c'était moins probant.

— Moi aussi. Tu m'accompagneras encore au bureau ?

— J'aimerai beaucoup.

Elle l'embrassa avec légèreté sur le front et les joues. Elle effleura à peine ses lèvres avant de reprendre sa place.

— Dors maintenant. Tu en as besoin, murmura-t-elle. Je suis là. Je ne te laisse pas.

Il serra sa main un peu plus, puis ferma les yeux. Il avait vraiment pris goût à s'endormir à ses côtés, c'était indéniable. Vaincu par l'alcool et la fatigue accumulée, il ne lui fallut pas longtemps pour sombrer.

Quentin était assis par terre dans un jardin. Il avait un cahier sur ses genoux et des crayons pastel autour de lui. Il était entrain de dessiner un horrible monstre à tentacules sur un bateau. Il leva la tête et regarda les petites filles jouer à quelques mètres de lui. Elles chantaient et riaient en se poursuivant.

— Allez viens, Bo ! Viens !

Il continuait de dessiner mais l'appel changea pour une voix plus grave et insidieuse :

— Allez viens, Bo... Viens...

Il leva la tête et vit que les deux petites filles étaient faites d'ombres avec des yeux rouges. Elles lui tendaient les bras pour qu'il les rejoigne.

— Ce rêve n'est vraiment pas agréable, dit Thanaclop près de lui.

Il claqua des doigts et ils se retrouvèrent dans le bureau de Quentin à la maison.

— Vous serez mieux ici, dit le Démon. Je souhaiterai qu'on discute mais quand j'ai voulu vous faire venir chez moi... Vous n'avez pas répondu. Je pense que vous êtes trop fatigué et trop captivé par la vie onirique de Mademoiselle Hendricks pour vous laissez entrainer...

— Thanaclop ?

Quentin regarda fixement le démon. Est-ce que c'était encore un rêve ? Le sien cette fois ou celui de Bo ? Quoi que le démon venait de dire quelque chose à ce sujet.

— Nous sommes revenus dans votre inconscient. J'ai influencé celui de Bo pour qu'elle cesse ce rêve. Je l'ai laissé imaginer jouer au Domino avec vous et Monsieur Connor, cela devrait la divertir.

Il s'installa dans un fauteuil, l'agrandissant suffisamment pour accueillir sa carcasse.

— Je suis venu vous avertir Quentin. Vous savez que j'ai pris une goutte de sang à Mademoiselle Hendricks... Il s'est passé quelque chose chez moi.

Ce que dit Thanaclop effaça aussitôt cette histoire de domino de son esprit. Le démon avait toute son attention.

— Quoi donc ?

Si Thanaclop était venu jusqu'à lui, c'est que ce devait être préoccupant, peut-être grave ou inédit. Or, le démon avait sûrement une échelle de valeur à ce propos bien différente des leurs et c'était donc plus qu'inquiétant.

— Son étoile était constituée de sa magie... Mais pas seulement. Il y a une protection qui l'englue... Et cette autre magie...

Il ne trouvait pas de terme pour désigner les lumières du Nord sans se lancer dans des explications trop complexes et apportant des questions supplémentaires. Thanaclop n'oubliait pas la demande d'Eric.

— Elle a détruit celles qui s'approchaient trop près.

Il regarda Quentin.

— Concrètement, je vous engage à ne pas vous montrer envahissant avec Mademoiselle Hendricks. Si sa magie ou ce qu'il y a en elle, se sentait d'une manière ou d'une autre agressée... Elle pourrait répondre en s'en prenant à vous.

A vrai dire Thanaclop craignait pire que cela.

— Une protection ? Posée par qui ?

Cette question n'était pas destinée à Thanaclop. Quentin réfléchissait tout haut et cela se voyait à son expression. Est-ce qu'Eric avait protégé Bo avant de changer ? Ou est-ce que c'était cet inconnu qui l'avait déjà sauvée le soir où Watson s'était fait trafiquer la mémoire ?

— Qu'est-ce que vous voulez dire par "envahissant" ? Je ne dois plus user de ma magie sur elle ? Je l'ai déjà fait et il n'y a eu aucun problème.

Thana soupira et se dandina.

— Oui vous l'avez soignée... et je suppose que le fait d’absorber des choses... C'était pas trop invasif. Vous n'avez pas à proprement parlé envahit son organisme. Le sortilège de traduction... Il risque de finir par avoir des loupés je pense... Sa protection le grignote petit à petit... C'est comme un biscuit pour elle. Un biscuit n'est pas dangereux...

Il le regarda.

— Vous l'avez déjà sondé de votre magie et vous avez eu de la chance que les émotions de Bo... limite la proportion à cette magie à être agressive. Elle vous apprécie beaucoup... Elle est très détendue quand vous la...

Il se racla la gorge un peu gêné.

— Quand vous vous montrez tactile. Elle exerce un contrôle sur quelque chose dont elle n'a pas conscience. Mais très honnêtement, je ne sais pas ce qui se passerait si vous vous...

Diantre que c'était pénible de verbaliser tout ça.

— Si vous perdez mutuellement le contrôle de vos magies, et que vous étiez connectés physiquement... il se pourrait que les conséquences soient plus graves.

Il pria intérieurement pour que Quentin ne soit pas borné au point de lui demander d'être plus explicite.

Quentin n'avait jamais vu Thanaclop être gêné de quoi que ce soit et c'était un spectacle surprenant. Il l'avait écouté en silence, enregistrant et analysant ce qu'il disait et tentant de comprendre ce qu'il sous-entendait.
Le premier point était qu'absorber à nouveau ses émotions ou le reste ne semblait pas trop dangereux, mais qu'il devait faire attention. Cela était clair.
Le second, qu'il devait éviter de sonder à nouveau sa magie, et surtout en profondeur.
Le troisième... le percuta à cause de comment elle avait appelé sa façon d'essayer de détecter sa magie. "Pénétration magique". "Connectés physiquement" disait plutôt Thanaclop avec plus de forme et d'élégance. Mais l'image était venue dans son esprit, et plutôt en détails après ce qu'il avait pu imaginé la veille et ce qu'il avait voulu ce soir.

— Vous pensez que nous pourrions perdre le contrôle de nos magies, elle et moi, dans ces... hum... circonstances ? ça ne m'est jamais arrivé avant.

Mais rien de ce qu'il vivait avec Bo ne lui était arrivé avant. Et il n'oubliait pas qu'ils avaient une magie similaire, même si pour l'instant, il ne comprenait pas encore ce que cela signifiait, ni pourquoi. Ni même comment elle se manifesterait car de son côté, il n'avait jamais eu que celle des de Lyonesse.

Thanaclop le regarda avec attention.

— Je pense que vous n'avez jamais rencontré quelqu'un comme Mademoiselle Hendricks avant, Quentin. Et je pense que c'est sa particularité qui a attiré votre frère auprès d'elle. Eric ne faisait rien au hasard... Pas quand il s'agit de long terme.

Il se leva et fit quelques pas.

— Je vais chercher quelle est cette magie et comment vous en protéger. Mais en attendant, aussi difficile que cela soit... Lutter un peu contre cette attirance. Il nous déplairait à tous, et surtout à Mademoiselle Hendricks qui n'a pas l'air, si je me fie à ses rêves, d'avoir une bonne vision d'elle-même, que vous finissiez en poussières ou je ne sais sous quelle autre forme...

Quentin regarda le démon évoluer dans la pièce.
Lutter contre son attirance pour Bo. Cela aurait sans doute été plus simple s'il n'en avait pas pris conscience, s'il avait pu simplement se retrancher derrière des gestes amicaux, l'illusion que l'explication à son besoin de contact avec lui n'était dicté que par sa solitude ou un besoin hormonal et qu'il ne faisait que la rassurer... D'un autre côté, ne lui avait-on pas enseigné à rester distant, à ne pas se laisser envahir par les émotions, à tout verrouiller ? S'il y avait bien quelqu'un qui pouvait réussir cela, c'était lui. Surtout si cela voulait dire la protéger et se protéger lui.

— Merci, Thanasaurius. Vous êtes vraiment un ami, lui dit-il finalement, avec sincérité.

— Vous ne posez pas de questions qui peuvent vous sembler indiscrète Quentin mais...

Il se tourna vers lui.

— Eric m'a sauvé, il y a plusieurs années. J'étais en possession d'un homme grossier qui m'avait enfermé dans une boite sordide. Il ne m'en sortait que pour que je fasse ses quatre volontés... Tuer ou brutaliser la plupart du temps. Ou bien inspirer des cauchemars.

Il poussa un très long soupir.

— Cette vie m'était intolérable mais si je n'obéissais pas alors je savais que les Moonwha finiraient par s'éteindre. Je les avais perdu quand on m'a enfermé dans cette boite et j'espérais toujours les retrouver.

Quentin s'était levé pour faire le tour du bureau et s'y appuyer.

— Vous êtes très attaché à eux. Un jour, il faudra que vous m'en parliez.

Il esquissa un sourire amical au démon. Pour une fois, il n'avait pas dit cela par simple politesse.

— Je sais que je ne suis pas comme Eric, ni Jo, ni même Alexis et que la conversation n'est pas mon fort, mais je vous apprécie. Je suis heureux qu'Eric vous ai sauvé et qu'il m'ait permis de vous rencontrer.

Il hésita, puis ajouta :

— Un jour, j'espère pouvoir vous rendre un service à mon tour, en ami.

— Eric a fait plus que me sauver...

Mais comme Quentin ne l'avait pas laissé continuer, il se contenta de lui sourire.

— Je vais vous laisser retourner à vos rêves. Vous avez besoin de vous reposer.

— Non. Racontez-moi. S'il vous plait.

Quentin était malgré tout curieux du démon, mais surtout de son frère. Il savait très bien qu'ils se connaissaient mal, l'un comme l'autre, et plus jamais il n'aurait l'occasion d'interroger Eric, de découvrir qui il était vraiment.

Thanaclop se rassit et sortit son mouchoir brodé.

— C'était à un tournoi de Poker à Bali. J'ai d'abord cru qu'Eric était un simple joueur et qu'il allait se faire tuer après avoir gagné la boite. C'était la première fois que Kulap me jouait contre un autre sorcier. Il faut dire que votre frère s'était montré tellement suffisant et arrogant...

Le démon sourit.

— Il était jeune et je ne sais pas encore comment il a réussi à échanger nos places. C'était tard dans la nuit, dans sa chambre. Kulap et un de ses hommes étaient venus pour le tuer dans son sommeil et reprendre la boite. Avec Alexis, ils avaient monté une illusion où on les voyaient dormir... Ils les ont pris par surprise et il a échangé ma place et celle de Kulap. Il a fini enfermé dans ma prison et Eric l'a laissé le lendemain matin à un forgeon pour qu'il la fasse fondre.

Il eut un léger sourire.

— Je ne pouvais décemment pas rester dans votre dimension. Le personnel de l'hôtel a déjà eu beaucoup de mal à s'en remettre durant la semaine que j'ai passé là bas... Alors Eric a crée celle où vous me rendez visite. Dans les moindre détails. Cela lui a pris une énergie folle...

L'expression de Quentin valait celle d'un enfant alors que Thanaclop déroulait son récit. Il avait toujours eu une idée préconçue d'Eric, et l'inverse était également vrai. Aucun des deux n'avait jamais cherché à voir au-delà des apparences, des rôles qu'ils jouaient chacun de leur côté.

— J'ignorais qu'il était capable d'une telle chose. Longtemps, j'ai cru qu'il se fichait de la magie ou seulement pour s'en servir dans des buts... à son propre avantage et pas sérieusement, admit-il en se hissant sur le bureau pour s'y asseoir.

Ce qu'il n'aurait jamais fait dans la réalité.

— Vous savez comment il avait appris votre existence ? Qu'est-ce qu'il voulait ?