Chapitre 1 "tout beau, tout neuf"

Début mai 2018 - Port Hallen

Quentin suivait des yeux le lent ballet des vagues s'échouant sur la plage de Port Hallen. Elles allaient et venaient inlassablement sur le sable, toujours au même rythme. Celui-ci aurait dû être apaisant, mais le spectacle de cette plage ne le ramenait qu'à une seule chose : Eric était mort ici, trois semaines plus tôt.
C'était le notaire de son frère qui l'avait prévenu quelques jours après les événements et Quentin avait eu la lourde tâche de l'apprendre à sa mère et à Noé. Gwen avait été anéantie par la nouvelle et cette fois, il avait bien cru que sa mère ne s'en relèverait pas. Mais Gwen avait des ressources insoupçonnées, même alors que le deuil frappait une nouvelle fois sa famille, et elle tenait bon, certainement pour Noé et, peut-être aussi, pour lui. Il n'aurait jamais cru penser cela un jour, mais savoir Capucine à la maison, près d'elle, le rassurait. S'il se méfiait toujours d'elle comme de la peste, il savait au moins qu'elle ne laisserait pas tomber sa mère, ni Noé. Son petit frère n'avait pas voulu lui parler, leurs relations s'étaient encore dégradées ces derniers mois, mais il s'entendait bien avec la jeune femme. Elle veillerait sur lui.
Comme lors de la mort d'Aurélien, Quentin avait donc tout pris en main. Il avait organisé le rapatriement du corps d'Eric, et il avait du tirer quelques ficelles pour accélérer les choses. Les autorités de Port Hallen et de Bristol renâclaient un peu à cause des circonstances troubles dans lesquelles Eric avait trouvé la mort. Il avait mieux compris pourquoi quand le cercueil était arrivé et qu'il avait découvert le corps de son frère, meurtri par les ecchymoses et, surtout, presque aussi desséché qu'une momie. Cela avait été insoutenable et Alexis avait bien eu du mal à supporter le spectacle. Quentin, lui, avait fait ce qu'il savait faire de mieux : il s'était blindé, avait enfoui sa peine et sa colère au plus profond de lui, coulant une chape de plomb par-dessus, et s'était retranché dans ce qu'il avait à faire pour soulager sa mère. Il avait vaguement entendu Ahmed confier à Joanna que c'était encore pire que lors de la mort de son père, trois ans et demi auparavant.
Evidemment, les de Lyonesse avaient procédé à des examens plus approfondis que l'autopsie pratiquée à Bristol. Quentin avait laissé faire les spécialistes de sa famille : le cousin de son père, Jean, et son fils, Olivier. Sans surprise, ils étaient arrivés à la conclusion que la cause de la mort était d'origine magique. Quel sortilège, quelle magie, en revanche, restaient à déterminer car personne chez les de Lyonesse n'avait encore jamais été confronté à cela. La seule chose dont ils étaient sûrs était qu'Eric avait été vidé de la moindre parcelle de vie, ce qui expliquait jusqu'au fait que son sang se soit réduit en poudre dans ses veines. Sa magie, par contre, était toujours détectable de façon résiduelle, ce qui ne correspondait donc pas à ce qui avait tué Aurélien.
Quentin avait voulu partir immédiatement pour l'Angleterre en quête de réponses, mais Gwen avait insisté pour qu'il reste pour les funérailles. Il s'était plié à sa demande, endurant la cérémonie et la réception à ses côtés, faisant bloc face au reste de la famille. Heureusement, tous n'étaient pas comme Sophie et sa faction, mais Quentin n'était pas prêt encore à entendre parler de lui comme le prochain chef de famille. Personne ne voulait comprendre qu'il n'avait jamais désiré cette place, qu'il n'avait jamais eu comme unique but de tout maintenir à flots en mémoire de son père et pour épauler Eric, pour la famille dans son entier. Gwen était peut-être la seule à en avoir conscience, mais ils n'en avaient jamais parlé.
Ce matin, enfin, il avait pris l'avion pour Bristol en compagnie d'Alexis. Le notaire d'Eric ne lui avait pas seulement appris la mort de son frère, il lui avait également révélé que sa compagne, Bo Hendricks, était enceinte de trois mois. Quentin n'avait pas oublié ce qu'Eric lui avait demandé lors de leur dernière entrevue et, même sans cette histoire de bébé, il avait bien compté venir à sa rencontre. Eric était mort assassiné, sans doute à cause de ce qu'il avait découvert, elle était donc potentiellement en danger. "La famille avant tout", et Bo Hendricks était de la famille désormais. Elle était celle qu'Eric s'était choisie.

En pensant à tout cela, Quentin quitta le bord de la plage pour retourner à la voiture qui l'attendait sur le parking.

— Allons chez elle, fit-il à Alexis derrière le volant.

— Ah ouais... Et moi j'ai pas le droit d'aller tremper mes pieds dans la flotte et de ramasser des coquillages ? Non, une fois encore je dois conduire la voiture et obéir, commença Alexis en regardant Quentin.

Il renifla et se frotta le nez au lieu de prendre un mouchoir. Il s'était enrhumé deux jours plus tôt et n'en était que plus pénible. Dans l'avion, il avait même commencé à angoisser parce que son nez était bouché et qu'il allait suffoquer.

— Je peux te laisser faire des châteaux de sable si tu préfères pendant que je vais la voir, répondit Quentin un peu sèchement.

Depuis le décollage, le jeune homme se demandait pourquoi il avait emmené Alexis. Peut-être aurait-il du venir seul plutôt que de s'encombrer du Substitut d'encore plus mauvaise humeur que d'ordinaire. Mais Quentin savait très bien qu'il n'avait pas eu le choix : laisser Alexis à Paris n'aurait pas été avisé vu son état. Autant qu'il se rende utile ici.

— J'ai pas de seau, ni de pelle, marmonna Alexis.

Il remis le contact et ajouta en se redressant :

— Puis t'as besoin de moi. Jamais elle te laissera rentrer.

Quentin préféra ne pas répondre et pianota sur son portable. Il avait envoyé quelqu'un veiller sur sa belle-soeur dès le moment où il avait appris la mort d'Eric. Michaël était un sorcier travaillant chez DLS, apparenté aux de Lyonesse de loin, un homme compétent choisi par Ahmed pour cette mission. Il était temps de le relever de ses fonctions.

La maison d'Eric et Bo n'était qu'à quelques minutes de la plage en voiture. Il ne leur fallut pas longtemps pour l'atteindre et se garer.

— Alors je suppose que ton plan c'est de sonner à la porte, de te présenter et de demander si on peut entrer, dit Alexis en se décidant enfin à se moucher dans un bruit de trompette.

— Pourquoi ? Tu en as un autre ?

Quentin ouvrit la portière et sortit en rajustant sa veste. Le quartier était modeste, mais agréable. La maison était à l'avenant. Il avait encore un peu de mal à se figurer Eric dans ce cadre. Son frère avait été habitué, comme lui et Alexis, à des maisons plus bourgeoises, plus grandes et plus luxueuses. Celle-ci faisait presque office de maison de poupée en comparaison de celle de St Germain ou de leurs demeures de vacances.
Pourtant, lorsqu'il repensait à ce que lui avait dit Eric sur sa nouvelle vie, au cadeau qu'il lui avait offert pour Noël, cela devenait moins difficile de l'imaginer ici.

— Non. Mais elle a pas cherché à entrer en contact avec nous. Pas un message, pas un appel... Même pas des fleurs pour la cérémonie. C'est louche.

Il le suivit en essayant de renifler plus fort pour se déboucher le nez.

— T'aurais dû appeler avant. Histoire de prendre la température.

Quentin haussa légèrement les épaules.

— Je t'ai déjà dit qu'elle ne savait rien de notre famille.

Eric lui avait dit à Noël qu'elle savait uniquement qu'il avait des frères, mais rien de plus. Il devait lui parler de tout avant de revenir à Paris, mais d'après les informations recueillies auprès du notaire et de Michaël, Eric ne l'avait visiblement pas fait. C'était un des nombreux points sur sa liste que Quentin devait éclaircir.

— Allons-y.

Il sonna à la porte. Aussitôt, un chien se mit à aboyer.

— Génial ! En plus elle a un chien...

Alexis avait dit ça comme si c'était un lion prompte à le dévorer. Il avait aussi une sainte horreur des poils des animaux sur ses vêtements.
Bo ordonna au chien de se pousser. Il y eut visiblement lutte derrière la porte et elle finit par ouvrir en le tenant par le collier. Le golden retriever voyant des gens à aimer, se mit à se débattre plus fort, la langue sortie et le regard fou.

— Putain mais il aura vraiment pourri ma vie jusqu'au bout, marmonna Bo.

Dark Eric lui avait tué son chien pour lui en offrir un aussi ingérable que lui. Heureusement le golden pour le moment ne tuait que les chaussures. Surtout celles de Dimitri d'ailleurs. Mais bon, il commencerait peut être à la croire quand elle lui disait qu'il puait des pieds.

— Je suis athée et je ne veux pas être convaincue de ne plus l'être, réussit elle à articuler en tirant Richard II.

Même si le plus grand avait quelque chose d'assez plaisant à regarder. Ce qui n'était probablement pas son cas puisqu'en plus de retenir Cerbère, elle était encore en short de nuit et tee shirt baillant à l’effigie du pouvoir des licornes. Enfin heureusement, elle avait un débardeur dessous parce que vu comment elle était penchée pour contenir son chien, ils en auraient eu pour leur argent.

Quentin leva un sourcil devant le spectacle qui se déroulait devant lui. Michaël lui avait envoyé des photos de Bo Hendricks et de son entourage, il savait donc à quoi elle ressemblait. Sauf qu'il ne l'avait jamais vue dans cette tenue, non coiffée, et aux prises avec un golden de 6 mois aussi vigoureux.

— Nous ne sommes pas des démarcheurs, dit-il en espérant qu'elle ne lâcherait pas le chien sur lui.

Il n'avait jamais été à l'aise avec les bêtes - ils n'en avaient jamais eus à St Germain, pas même un chat - et il avait mis un costume neuf. Un trois-pièce gris foncé, presque noir, dont la seule touche de couleur était la cravate bleue tranchant sur le blanc de la chemise.

— Je me présente : Quentin de Lyonesse, le frère d'Eric. Et voici Alexis Bergerac, un ami de la famille.

— Oh !

Elle donna du mou au chien sous la surprise, qui en profita aussitôt pour bondir sur Alexis, plaquant ses pattes sur lui. Le Substitut poussa un hurlement qui n'avait rien de masculin.

— Pardon ! s'écria Bo en rattrapant le chien pour le tirer en arrière.

Alexis la regardait comme si c'était une sorcière. Une très méchante sorcière et se drapant dans son orgueil annonça à Quentin en français :

— Je préfère attendre dans la voiture.

Il se détourna, non sans jeter quelques coups d'oeil en arrière au cas où Bo ose l'attaquer à nouveau avec son familier.

— Je suis désolée, répéta-t-elle gênée.

D'autant que Richard II continuait de tirer en couinant comme si Alexis représentait un chat à poursuivre dans le jardin.

Quentin soupira. Il aurait vraiment mieux fait de venir seul. Alexis ne servait définitivement à rien. Même en tant que chauffeur, il avait failli les tuer deux fois depuis l'aéroport parce que la conduite à gauche le perturbait.

— Ne vous en faites pas pour lui.

Quentin ne pouvait pas détacher ses yeux de Bo. Il connaissait beaucoup de choses d'elle, mais ce n'était que des dates, des faits dans des dossiers sociaux ou dans le rapport de police. De sa personnalité, de la jeune femme qu'elle était, il ne savait rien.

— Pardonnez-moi d'arriver sans vous avoir prévenu.

Vu sa tenue, il aurait peut-être du, en effet, appeler avant.

Bo le regarda longuement.

— Je reviens, dit elle.

Elle ferma la porte et rapatria son chien jusqu'à la cuisine où elle l'enferma. Quentin malgré la porte fermée l'entendit crier à quelqu'un, probablement son frère :

— Si je suis pas revenue dans 10 minutes ou si tu entends des hurlements, enferme-toi dans les toilettes et appelle Chad.

Il l'entendit revenir et ouvrir la porte. Elle ne l'invita pas à entrer mais sortit elle aussi sur le palier. Elle reprit son observation avec un intêret scientifique : savoir enfin à quoi ressemblait le frère d'Eric et un intêret policier : représentait il un danger ou non ?
Il était grand avec de beaux yeux bleu et des cheveux noirs un peu trop bien coiffé. Parcontre, il avait un goût très contestable pour les fringues et quelque chose de guindé qui le vieillissait terriblement.

Quentin aperçut le rideau de la fenêtre du rez-de-chaussée s'ouvrir légèrement et une silhouette masculine qui les observait. Michaël lui avait dit que Dimitri Hendricks veillait de très près sur sa soeur, voilà qui était confirmé.
Il reporta son attention sur la jeune femme. Elle était vraiment différente des filles qu'Eric avait eu l'habitude d'avoir à son bras ! Et radicalement opposée à Capucine, comme il le lui avait dit.

— Je suis navré que nous nous rencontrions en de telles circonstances.

— D'un autre côté, je doute qu'il y ait eu d'autres circonstances. Eric ne voulait vraiment pas que je sache quoique ce soit sur sa famille, dit elle en se passant la main dans les cheveux.

Elle fronça les sourcils et réalisant qu'il y avait un épis, essayant de lisser sa chevelure discrètement.
Après son changement, Eric était encore plus méfiant vis à vis de sa famille. Méfiant et d'un autre côté, il semblait aussi vouloir s'en servir pour lui faire du mal. Il avait dit que c'était des sorciers, des êtres puissants comme lui. Pourtant ces derniers temps, il semblait effrayé à l'idée qu'elle ait pu envoyer "le journal" à ses frères.
Bo ne savait quoi penser mais elle trouvait Quentin agréable à regarder. Ce n'était pas une considération féminine parce que définitivement c'était pas le genre d'homme avec qui elle sortait... Quoique si c'était un psychopathe ou le mari d'une folle furieuse, cela pouvait considérablement changer la donne.
Non il y avait quelque chose d'apaisant comme s'il y avait quelque chose de familier en lui. C'était étrange. Peut être qu'il exerçait une sorte de magie sur elle pour qu'elle se sente en confiance. Cette idée était dérangeante.

— C'est ce que j'avais cru comprendre, en effet, mais il avait prévu de vous emmener à Paris pour faire les présentations.

Quentin avait du mal à la quitter des yeux. Lui aussi ressentait ce sentiment de familiarité en la regardant sans le comprendre.

Elle eut un rire assez triste et baissa ses yeux.

— Paris oui. Il en avait parlé, murmura-t-elle.

Peu de temps avant sa mort et dans des termes plutôt effrayants. Elle releva finalement les yeux pour le regarder. Pourquoi avait elle du mal à se dire qu'il puisse être un méchant sorcier ?

— Pourquoi vous êtes venu ? Demanda-t-elle finalement.

Il allait sûrement mentir mais elle se disait qu'elle pourrait peut être le voir dans ses yeux.

Il fut un peu surpris par sa question. La raison de sa présence lui semblait évidente.

— Vous étiez sa compagne. Il me semble naturel de venir vous rencontrer. Vous faites partie de la famille, vous et votre enfant.

Peut-être que cet inexplicable sentiment de familiarité qu'il ressentait venait d'ailleurs du bébé à naître. Il se souvenait vaguement avoir senti la magie de Noé lorsque Gwen l'attendait. L'enfant avait certainement hérité des pouvoirs d'Eric et c'était cela qu'il percevait.

— Ah le pois chiche.

Est-ce qu'il le voulait pour sa puissance à venir comme disait Dark Eric ou il croyait vraiment devoir jouer au tonton avec.

— Laissez-moi vos coordonnées, on vous enverra un faire-part, dit elle en se détournant pour rentrer.

— J'aimerai aussi parler d'Eric et des circonstances de sa mort. J'ai lu le rapport de police et je comprends que ça puisse être difficile pour vous, mais j'ai des questions auxquelles vous êtes la seule à pouvoir répondre.

Il hésita, puis ajouta :

— J'ai également des papiers à vous faire signer, pour l'enfant et vous-même.

Elle regarda sa porte d'entrée. Elle ne le faisait pas souvent. Seulement quand elle ne parvenait pas à trouver ses clés dans son sac trop remplis de bazars.

— Je n'ai pas très envie de reparler de tout ça, murmura-t-elle.

Elle faisait de moins en moins de cauchemars. Elle arrivait à nouveau à sourire même si ses angoisses étaient encore tapies au creux de son ventre. Replonger là dedans lui faisait terriblement peur.

— Je comprends, croyez-moi. Nous ne sommes pas obligés d'en parler maintenant, devant votre porte d'entrée, bien entendu.

Il continuait à l'observer, n'arrivant pas à s'ôter de la tête qu'Eric lui avait demandé de veiller sur elle.

— Il y a des choses que vous devriez savoir sur notre famille, des choses qui impacteront votre vie et celle de votre enfant. C'est le fils d'Eric, il a une place à part au sein de notre famille.

Bo s'en voulut de faire ça car ce n'était pas très loyal et ça mettrait encore Connor dans une situation déplaisante mais elle préférait éloigner durablement cet homme. Elle se tourna vers lui pour le regarder, la main sur la poignée.

— Non. Ce n'était pas le fils d'Eric mais celui de Connor Watson et c'est pour ça que cette nouvelle a blessée beaucoup de monde dont la femme de ce dernier.

Elle soupira et ajouta :

— Je suis navrée que vous vous soyez déplacé pour rien.

Elle lui jeta un dernier regard et rentra dans la maison.

Quentin resta à regarder la porte fermée une poignée de secondes. Il connaissait le nom de Connor Watson, il faisait partie des relations de Bo Hendricks et sa femme avait trouvé la mort le même jour qu'Eric, à quelques centaines de mètres de lui. La police avait conclu à un accident après qu'ils se soient disputés tous les trois.

— Je vous laisse ma carte. Je vous rappellerai, fit-il finalement en coinçant sa carte de visite dans la porte avant de retourner à la voiture.

Disait-elle vrai ou n'était-ce qu'une manoeuvre destinée à se débarrasser de lui ? Cela ne changeait de toute façon rien au fait qu'il devait lui parler de la mort d'Eric et du reste.