Chapitre 40 - Rilokuris

Gwen soupira longuement en regardant les dégâts, puis revint à Thanasaurius.

— Il fut un temps où nous n'en avions pas besoin aussi souvent, ni dans ces proportions...

Et dire qu'elle avait cru que tout était terminé maintenant que Gauthier était enfermé ! Ses yeux glissèrent sur Noé. Il y avait encore quelque chose qu'on ne lui disait pas, elle en était persuadée.

— Je suis désolé, Maman. Je rachèterais des rideaux.

Il leur tourna le dos et fit le sortilège pour réparer les vitres du salon.

— Il faut un Galewak. Il ne pourra pas couvrir toute la maison mais... les pièces du bas probablement, dit Thanasaurius songeur.

Il sourit à Gwen.

— Je vous en chercherai un. Vous verrez en plus c'est très décoratif et ça sent bon. Un peu comme les bol pourri aux fleurs.

— Et bien... Pourquoi pas ? Si ça peut éviter de refaire les fenêtres toutes les semaines... soupira Gwen en réponse.

Elle posa sa main sur son bras.

— Je vous fais confiance, Thanasaurius.

Quentin les laissa pour rattraper Capucine dans l'escalier.

— Capucine. Tu vas bien ?

Capucine s'arrêta pour le regarder. Elle avait déboutonné entièrement son chemisier. A l'emplacement de son diaphragme descendant jusqu'à son ventre se trouvait comme un tatouage doré scintillant. Discret et semblable à un bijou, il semblait faire partie intégrante de son épiderme.

— Je vais bien. J'ai juste hyper chaud, dit elle en se passant la main sur le front. T'en fais pas, Syf a toujours un corps à disposition.

Elle ne voyait pas pourquoi Quentin lui aurait couru après si ce n'est qu'il s'inquiétait de l'assurance vie de Bo.

Il fronça les sourcils à sa remarque.

— Là n'est pas la question. Je me doute que ce n'est pas Noé qui a contrarié Miu. Je voulais être sûr qu'elle ne t'avait rien fait.

Mais il reconnaissait que c'était une démarche étrange de sa part, aussi ne lui en voulait-il pas qu'elle pense qu'il ne s'inquiétait qu'à cause de Bo.

— Qu'est-ce que c'est ? C'est différent de ta malédiction, fit-il en désignant la nouvelle marque et la magie qu'il sentait derrière.

— C'est un poulpe, soupira-t-elle accablée.

Elle le laissa sur cette déclaration pour terminer de monter les marches et se précipiter dans sa salle de bain. Dire que deux mois plus tôt, elle se serait sûrement déshabillée devant lui en lui proposant de regarder par lui-même...

Quentin n'insista pas et retourna au salon où Noé venait de terminer de réparer les deux premières baies vitrées. Il l'aida à terminer pendant que Gwen entrainait Thana dans sa véranda, bien décidé à lui demander ce qui se passait.

— Je vais arranger les choses avec Miu, fit Noé au bout d'un long silence. Et je vais lui demander le réceptacle. Tout va rentrer dans l'ordre.

Il aurait voulu parler à Quentin comme l'autre fois, mais c'était prendre le risque que Miu lui trafique encore la mémoire. De toute façon, Quentin ne pouvait rien faire pour lui et ils le savaient tous les deux.

— Je vais m'occuper de l'étage.

Cependant, cette fois, Noé n’irait pas dans la chambre de Capucine bien qu’il en ait très envie. Miu était hors d’elle et il ne voulait pas en rajouter alors qu’elle ne rêvait que de tuer la jeune femme. Il avait bien conscience également que rejoindre Capucine ne serait qu’une façon d’éviter ce qu’il devait faire. Repousser toujours un peu plus le moment fatidique.
Il hésita quelques secondes sur le palier du premier étage, mais prit son courage à deux mains. Il était un homme. Il avait pris sa résolution d’aider Bo et Quentin en ayant recours à Miu. Il devait aller jusqu’au bout en espérant que, cette fois, cela n’aurait de conséquences funestes pour personne.
Il répara les vitres de l’étage et remonta jusqu’à sa chambre.

— Miu, j’ai un objet à t’envoyer voler.

Elle réapparut devant lui. Elle portait maintenant une robe rouge de coupe chinoise et ses cheveux noirs étaient attachés avec une fleur qui semblaient vivante.
Il la regarda longuement. Elle ressemblait à nouveau à une humaine, mais il n'oubliait pas ce qu'il avait vu tout à l'heure. Il musela cette sensation déplaisante qui lui serrait l’estomac et regarda le sablier tatoué sur l’intérieur de son poignet. Il était presque vide et il ignorait combien de sang il faudrait donner à Miu pour qu’elle le remplisse suffisamment et aille chercher ce réceptacle.

— On va recharger le sablier avant.

Elle haussa les épaules. Il ne pourrait rien lui demander sans cela. Elle gratta la peau sur son poignet, elle commençait à s’effriter. Du sang lui permettrait de retrouver un corps souple et de ne plus partir en miettes. D’autant qu’elle en laissait dans son lit et c’était très désagréable.

— Il va falloir beaucoup de sable pour faire ce que tu veux, fit-elle remarquer. Sans compter ce que tu me dois pour mon entretien courant.
— Je sais.

Il s’approcha d’elle, les membres en plomb. Pourtant, il n’hésita pas à sortir le petit couteau rituel en or de sa poche et à plaquer la lame sur son poignet vierge. Avant qu’elle ait pu protester qu’elle préférait le prendre à son cou, il dessina une belle entaille en serrant les dents. Il tendit vers elle son poignet ensanglanté. Les dés étaient jetés.
Le regard de Miu s’embrasa un instant. Jamais Eric ne se serait permis de lui donner son sang de cette façon. Jamais.

— Tu es donc si peu courageux… Tu as si peur de céder. Soit ! dit elle en s’approchant.

Elle dédaigna son poignet tendu pour saisir l’autre et y plongea ses dents sans aucunes douceurs. Elles étaient nombreuses et pointues.
Le jeune homme tressaillit en les sentant, il eut la sensation que telle qu’il l’avait aperçut sous sa vraie forme, elle pourraient le dévorer. Comme la première nuit où il lui avait donné son sang, le jeune homme sentit aussitôt le lien entre eux se renforcer, prendre plus d’ampleur, comme s’il remplissait tout son être de la présence de Miu. La peur et la douleur s’estompèrent lentement pour laisser place à quelque chose de plus nébuleux. Sa chambre devint floue autour d’eux. Il n’avait plus conscience de là où il se trouvait. Seule Miu remplissait son univers. Son cœur battait fort, faisant écho à celui de la démone, et bientôt, ils furent coordonnés au même rythme.
Une part de Noé tentait de garder le contrôle, de s’ancrer autant que possible dans la réalité. Son esprit essayait de se raccrocher à toutes ces choses qui faisait de Miu et de leur lien une malédiction : la mort de Clémentine, les menaces mortelles sur Capucine, les manipulations auxquelles elle se livrait sans cesse, et plus simplement cette addiction à la démone qui n’était pas naturelle. Mais plus Miu prenait son sang, plus ses perceptions étaient brouillées. Au prix d’un gros effort, il réussit à se focaliser sur son tatouage pour voir si le sablier se remplissait. Il n’eut pas le temps de s’interroger sur le ratio sang/sable qu’une vague de plaisir le prit au dépourvu. Instinctivement, il se raccrocha à Miu, l’attirant contre lui avec possessivité. Grâce à leur lien, il sentit sa satisfaction comme si c’était lui qui l’éprouvait. Et peut être que c’était le cas ?
Elle le poussa sur le lit pour s’asseoir à califourchon sur lui, continuant à prendre son sang. Noé se laissa faire sans protester, à nouveau saisi par le plaisir. C’était différent de ce qu’il expérimentait avec Capucine, cela lui rappelait un peu les potions qu’il concoctait et qui l’envoyait planer à des kilomètres de là. Il sentait cependant le corps de Miu se pressait contre lui, éveillant d’autres envies.
Elle finit par lâcher son poignet, léchant les coulures de sang alors que la plaie disparaissait Elle posa un doigt sur la blessure qu’il s’était infligé et elle disparut à son tour comme s’il ne s’était jamais coupé. Elle plongea ses yeux dans les siens. Sur sa peau vibrait des lignes du même doré que ses yeux. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Elle lui évoquait la magie à l’état pure. Une magie vivante, chaude et vibrante qui pouvait résonner en lui. Il pouvait s’y noyer, s’y perdre en oubliant tout le reste. Elle plaqua sa bouche sur celle du jeune homme pour lui donner un long baiser comme pour lui prouver que c’était encore mieux que ce qu’il imaginait. Maintenant qu’elle avait bu son sang, maintenant que le lien était plus fort entre eux, elle pouvait imprégner Noé totalement. Il fallait qu’il oublie Capucine et se coupe de son influence fatale. Pour survivre. Il ne savait pas si c’était ses pensées à elle ou les siennes. Il se sentait en accord en tout cas avec ça. Sa langue était douce contre la sienne et elle ne semblait pas avoir toutes ces petites dents pointues qu’il avait senti sur son poignet. Elle ne voulait pas lui faire de mal. Loin de là.
Noé répondit à son baiser, ses mains se planquant dans le dos de la démone avec force. Il ne sentit pas le tissu de sa robe mais une peau satinée et agréablement chaude. Tout son être lui criait que Miu était à lui, que leur lien était unique et qu’il résisterait à tout. Là où les autres étaient morts, l’avait laissé seul, elle pouvait défier le temps et rester avec lui…
Quand elle le força à s’allonger restant à califourchon sur lui, il obtempéra dans un soupir de plaisir, l’embrassant avec plus de fougue encore. Les mains de Miu remontèrent soussur sa peau faisant disparaitre son t-shirt. Ce simple contact enflamma la magie en lui, répondant à celle de la jeune femme. Ce fut comme une seconde vague de plaisir, quelque chose d’intime et d’unique. Elle s’allongea sur lui et il sentit bientôt sa peau nue contre la sienne. Il rouvrit les yeux pour la regarder et l’une de ses mains glissa de son dos à sa poitrine. Son corps était parfait, ses courbes s’adaptaient à son désir. Son sein combla sa main et cette simple caresse lui donna envie de la posséder avec ardeur.
Noé aperçut alors le bracelet à son poignet. Ce petit bracelet de cuir agrémenté d’une tortue que Capucine lui avait offert pour son anniversaire. Capucine. Ce simple rappel le ramena à la réalité avec une violence incroyable. Comme si on lui avait jeté un seau d’eau glacée à la figure.
Miu fronça les sourcils en sentant le changement qui s’effectuait en Noé. Elle revint à ses lèvres et entreprit des caresses plus poussées, descendant vers sa ceinture. Elle fit disparaitre son pantalon comme elle avait fait pour son tee-shirt, laissant leurs corps se mêler l’un à l’autre. Lorsqu’elle sentit son désir revenir dans un vague passionné, elle crut avoir gagné. Il allait venir en elle, sceller ce lien mental par celui du corps et ensuite elle gagnerait son coeur.

— Arrête, souffla-t-il soudain en écartant sa bouche de la sienne.

Le désir vrillait ses reins. Il voulait se fondre en elle, se gaver de sa présence, de son corps, sentir leurs magies se faire écho. Et pourtant… pourtant, il se concentra sur Capucine. Capucine qu’il aimait comme un dingue. Capucine qui l’aimait, lui. Capucine qui avait risqué sa vie pour lui. Capucine qu’il voulait rendre heureuse et s’il faisait ça, il lui donnerait raison. Il lui dirait qu’en effet, elle allait le perdre lui aussi.

— C’est faux, murmura Miu en tentant de lui faire reprendre le fil. Regarde-moi.

Elle prit son visage entre ses mains pour le regarder dans les yeux. Il y avait toujours cette vague dorée dans les siens.

— Noé… Tu as envie de moi et j’ai envie de toi. Il n’y a que nous qui comptons. Tu peux te fondre dans la magie. Tu peux…

Le jeune homme la repoussa brutalement sur le lit et se leva d’un bond. Ses vêtements étaient à nouveau sur son corps et il se recula le plus possible du lit où Miu était allongée. Il ne la regarda pas.

— Miu…

Il ferma les yeux et se concentra sur Capucine. S’il couchait avec Miu, il ne vaudrait pas mieux qu’Eric. Il la ferait souffrir. Il s’était toujours enorgueilli que cela n’arriverait pas. Les paroles d’un gamin frimeur voulant rivaliser avec son grand frère. Non. Les paroles d’un homme pour la femme qu’il aimait. Il ne devait pas céder. Il était amoureux de Capucine. C’étaient ses véritables sentiments. Le lien avec Miu, si fort, si présent qu’il soit, était artificiel. C’est ce qu’il devait se répéter encore et encore.
Et surtout Miu était mauvaise. Elle n’hésiterait pas à faire le mal si elle était libre.
Il releva les paupières et regarda Miu, retrouvant sa détermination.

— Miu, je souhaite que tu trouves et ramènes un réceptacle pouvait contenir durablement les Lumières du Nord, dit-il d’une voix forte.

Dans un geste trop rapide pour ses yeux, elle se retrouva au centre de la pièce. Elle était habillée d'une combinaison avec une ceinture contenant différents outils. Ses cheveux noirs étaient retenus par un foulard enroulé au-dessus de son front. On aurait dit qu'elle allait affronter le désert.

— Je ne te laisserai pas deux fois cette chance. Tu aurais pu t’unir à moi et connaitre une félicité que peu d’homme peuvent entrevoir dans cette vie. Tu n'es qu'un enfant... Mais peu importe.

Elle claqua des doigts et se retrouva à chevaucher un dragon d'or fait d'énergie pure.

— Capucine se débrouillera pour que tu me demandes le Poignard à mon retour. La seule arme pouvant me tuer et je ne pourrais pas refuser de le ramener. Mais sache que ça la tuera. Aucun être humain ne peut utiliser une telle arme sans périr par la puissance de son usage. Elle fera tout pour te sauver mais elle n'y survivra pas. Au final, tu nous perdras toutes les deux.

Elle vit la mâchoire de Noé se contracter mais la lueur dans ses yeux ne cilla pas.

— Je t’ai demandé quelque chose. Hâte-toi d’obéir, dit il sur un ton qui ne fut pas sans rappeler Quentin.

Elle feula mais disparut dans un éclair de lumière. Noé fit quelques pas et se laissa tomber sur sa chaise, les jambes tremblantes. Jamais il n’aurait cru pouvoir résister et s’affirmer ainsi face à Miu. Tout son corps tremblait sous le manque, sous l’envie qu’il avait combattu. Il aurait voulu connaitre cette félicité, cette magie sans limite qu’elle lui promettait. Il aurait voulu se lier à elle et ne plus jamais être seul. Mais il sentait qu’il avait eu raison, qu’il avait été fort et même si personne ne pouvait voir cette victoire, elle lui donna la sensation qu’il était meilleur qu’Eric. Un sentiment qui atténua un peu la douleur de ses membres.