Chapitre 29 - La Dame des Ombres

Il hocha la tête, une esquisse de sourire sur les lèvres.

— Bien sûr.

Il ramassa la vaisselle que Bo n'avait pas déjà prise et la suivit à la cuisine.

— Le repas était parfait. C'était très bon, lui fit-il sincèrement.

Il avait encore l'impression de marcher sur des oeufs alors que tout aurait du être simple. Il n'aimait vraiment pas cette situation.

Elle sourit.
-C'était pas moi mais Annie. Je lui ai juste dit que rester pour le service c'était ridicule et pour une fois elle a bien voulu rentrer...
Elle mit l'eau à couler, ignorant ostensiblement le lave-vaisselle.

Quentin sentit son coeur se gonfler à son sourire. Le premier en 36h.

— On pourrait lui donner quelques jours de vacances et on s'occuperait de ça nous-mêmes, au moins le soir.

Il avait plutôt apprécié cette première expérience samedi matin. Cela l'obligerait à rentrer plus tôt.

— Je m'occupe de laver la vaisselle si tu veux.

Elle le regarda et hocha la tête. Elle prit le torchon pour se placer près de lui.

-j'aimerais bien. Et que tu lui verses une prime.

Quentin remonta ses manches jusqu'aux coudes et prit l'éponge.

— Avec grand plaisir.

C'était sa mère qui gérait les payes d'Annie, Bastien et les autres, mais il ferait passer le mot. Gwen n'y trouverait rien à redire.
Il trempa les assiettes et mit du produit, peut-être un peu trop car il y eut beaucoup de mousse. Il lui tendit la première assiette, ses yeux s'attardant sur ses gants.

— Est-ce que ça te gêne ? demanda-t-il finalement.

- C'est comme si j'avais toujours eu que 4 doigts... C'est de le voir qui me dérange...

Elle le regarda.

-Si je peux être réparée, je me ferai peut être changer d'autres trucs...

— Comme quoi ? Parce que je te trouve parfaite comme tu es, tu sais.

La lueur dans son regard alors qu'il lui disait cela ne démentait pas ses propos.

— Je ne sais pas trop. Peut être des oreilles d'elfes ou une queue de sirène... Les Huldres doivent pouvoir faire ça après tout. Ce serait sympa de créer une nouvelle race. Ils ont été assez basique en copiant juste les humains. Ils pourraient faire un truc qui a un peu plus d'ambition, tu vois.

Elle lui adressa un nouveau sourire.

Le sien se fit plus amusé cette fois.

— Je crois qu'ils n'ont pas ton imagination pour ça. Si certains l'ont eue, c'était il y a bien longtemps.

Maintenant qu'il y pensait, peut-être que certaines créatures mythiques étaient des créations des Huldres.
Il reposa dans l'évier l'assiette qu'il était en train de laver, s'essuya rapidement les mains et posa ses mains sur ses épaules avec douceur.

— Des ailes t'iraient très bien.

— Il faudrait que je puisse les replier... Ou qu'elles apparaissent sous forme de fluide magique... Mais ça vaut le coup de demander.

Elle plongea ses yeux dans les siens.

— Je t'aime. Vraiment.

Elle savait que ça n'avait pas été facile pour lui ces dernières heures. Mais elle eu trop à encaisser pour être de bonne compagnie.

Quentin n'en avait jamais douté, mais l'entendre le lui dire à nouveau lui fit un bien fou.
Ses mains remontèrent de ses épaules à son visage. Sentir sa peau sous la sienne lui avait tellement manqué. Son sourire se fit plus chaleureux, le reflet de ses sentiments pour elle.

— Moi aussi, je t'aime, Bo, murmura-t-il en se penchant pour l'embrasser.

Elle lui rendit en se serrant contre lui.

— On était vraiment destiné l'un pour l'autre alors, murmura-t-elle.

Il lui rendit son étreinte. Il se sentait à nouveau complet qu'elle était là, contre lui.

— Oui. Tout va dans ce sens. Je crois qu'on aurait fini par se trouver, d'une manière ou d'une autre.

Quentin en était venu à penser que même si Eric n'avait pas rencontré Bo, il l'aurait rencontrée. Cela aurait simplement pris plus de temps.

Elle caressa lentement ses cheveux et écarta son visage pour le regarder dans les yeux.

— Si jamais, on ne pouvait pas me sauver. J'aimerai bien que tu me demandes en mariage.

Pour une fois, elle semblait très sérieuse.

— Pas un truc trop cucul la praline parcontre et j'aimerai me marier à Port Hallen avec toute ma famille. Et très peu de la tienne parce que quand même elle est pas très fréquentable si on excepte ta mère.

Il la hissa sur le plan de travail pour que ça soit plus confortable. Il n'avait pas lâché son regard et glissa à nouveau ses bras autour d'elle.

— Déjà, on trouvera un moyen de te sauver. Ensuite, pourquoi je ne t'épouserai que si on ne peut pas le faire ? Je comptais bien qu'on se marie, toi et moi, tu sais ?

— Non si j'ai une chance de survie, j'ai d'autres ambitions, dit elle en riant.

Ses yeux bleus brillèrent de malice.

— Et aucune n'inclue de m'épouser ?

Il aimait son rire et cette malice dans son regard. Avec elle, il n'était jamais sûr des idées qui pouvaient lui traverser l'esprit. Elle était tellement plus imaginative et spontanée que lui !

— A une seule condition, dit elle en levant un doigt.

Ses yeux brillèrent encore plus de malice.
Il n'eut pas le temps de lui demander laquelle qu'ils étaient plongés dans le noir. L'un comme l'autre sentir tous les poils de leur corps se hérisser. Bo serra la chemise de Quentin dans sa main. Elle ignorait ce qui se passait mais les ombres en elle lui dirent qu'un prédateur était là. Un prédateur qui ne ferait qu'une bouchée des quelques ombres qui lui restaient.
Puis à l'étage, il y eut un hurlement.

Olivier avait laissé la voiture un peu plus loin sur le chemin menant à la maison de St Germain et remontait vers la grille en fumant une cigarette. Comme il s’y attendait, Ahmed et Quentin avaient placé une équipe pour surveiller le périmètre. Des mecs qu’Olivier, l’ancien, connaissait sûrement. Des agents entraînés, de ceux qui avaient l’habitude des situations de crise, qui avaient été triés sur le volet par Ahmed.
Il n’y en avait qu’un devant la grille éclairée par deux lampadaires. Les autres devaient être dispatchés tout autour du domaine, en train de faire leur ronde. Vu la surface à surveiller, ils étaient au moins six. Peut-être sept.

— C’est une propriété privée, annonça l’agent en avançant vers lui avec prudence. Mais qu’est-ce que…

Olivier souffla la fumée de sa cigarette alors que la Dame des Ombres, comme l’avait appelée Gauthier, dévoilait sa présence derrière lui. Elle était plus grande qu’un homme et son manteau long et vaporeux rappelait la Grande Faucheuse. Elle le traversa sans faire grand cas de sa présence, éteignant sa cigarette au passage et lui collant des sueurs froides.
L’agent voulut actionner son oreillette pour prévenir ses collègues, mais la silhouette encapuchonnée était déjà devant lui. Elle se pencha dans sa direction et il se tétanisa en voyant ce qui se cachait sous la capuche, les yeux écarquillés de terreur. La Dame glissa dans son dos, déployant son manteau comme de grandes ailes qu’elle rabattit aussitôt, penchant son visage au creux de son cou. L’homme était pâle comme un linge. Il sembla à Olivier que la Dame le mordit car il poussa un cri étranglé. Aussitôt, l’Oaf vit l’homme devenir une poupée de chiffons que les ombres de la Dame soutenaient le temps qu’elle remplisse son office. Elle aspirait tout de lui : ses souvenirs, sa volonté, sa magie s’il en avait, son souffle de vie, même ses émotions, ne laissant que la terreur. Les ombres gagnaient en consistance, devenant un peu plus noires. Les lampadaires à proximité grésillèrent.
Olivier observait la scène avec une fascination morbide. La Dame n’était pas un Oaf. Elle n’était pas un golem non plus. Elle ne réfléchissait pas, ne ressentait rien non plus. Son seul but était l’ordre que Gauthier lui avait donné et elle n’en dévierait pas jusqu’à l’avoir exécuté, implacable et obstinée.
Cela ne dura qu’une poignée de secondes bien que pour l’agent et Olivier, cela sembla une éternité. La Dame laissa retomber sa victime d’un coup, la dédaignant maintenant qu’elle était vide de toute substance. Elle regarda à droite et à gauche, comme un animal cherchant une nouvelle proie, puis disparut, se fondant dans l’obscurité des bois environnants. Il ne fallut pas longtemps à Olivier pour entendre un nouveau cri étranglé. La Dame allait faire le ménage si Winnie et Monica ne l’avaient pas déjà fait.
Olivier avança jusqu’à la grille. Quentin avait replacé des protections tout autour du jardin et de la maison. S’il passait la grille, elles se déclencheraient à coups sûrs, mais Gauthier avait prévu le coup. Il fallait juste patienter jusqu’au retour de la Dame, aussi l’Oaf finit-il sa cigarette tranquillement. La Dame avait des ordres, il avait les siens. Il y avait des priorités dans les victimes à faire et il y en avait une qu’il rêvait de vider de ses ombres. Il était fort dommage que cette salope de Capucine se soit absentée, sinon il lui aurait fait sa fête.
Il sursauta quand la Dame se matérialisa à côté de lui, arrivant dans son dos.

— Putain ! Tu as fait le ménage ?

La Dame l’ignora superbement. Encore une qui se foutait de sa gueule. Elle flotta jusqu’à la grille et pointa son index vers elle.

— Mea fiet.

Olivier eut un frisson à cette voix multiple venue des tréfonds du néant. Elle résonnait dans la moindre de ses ombres, les faisant trembler au moins autant que lorsqu’elles avaient rencontré le serpent de lumière de Bo.
A peine la Dame eut-elle prononcé cet ordre qu’une vague concentrique se répandit du bout de son doigt pour se répandre sur les sortilèges de Quentin. A la grande surprise d’Olivier, ils ne s’évanouirent pas, mais restèrent bien en place, corrompus par les ombres de la Dame. Ils lui appartenaient désormais.

— Viens.

Elle passa la première, et les lampadaires s’éteignirent cette fois. Olivier la suivit, jetant un œil vers la maison, mais rien ne semblait bouger. Quentin n’avait même pas dû sentir la moindre interférence dans ses sortilèges. Il eut un sourire ironique en se disant qu’il allait prendre très mal que ses sorts soient déviés si facilement, lui qui était si sûr de lui. Il ne faisait pas le poids face à la magie des Huldres et de Gauthier mêlées.
Une fois dans le jardin, de la poche de sa veste de cuir, Olivier sortit un morceau de papier grand comme une carte postale sur lequel était imprimée la vue satellite de la maison. D’un geste de la main, il fit apparaître une demi-sphère d’une magie verdâtre. La Dame continuait de l’ignorer, flottant au-dessus de l’allée de graviers en silence, le regard tourné vers la maison et ses prochaines victimes. Ils arrivèrent devant le perron. Olivier posa son sortilège sur la photo et aussitôt, la même sphère apparut brièvement au-dessus de la maison. L’électricité sauta, le réseau téléphonique aussi. La maison était totalement isolée. La curée allait pouvoir commencer.

Quentin s'était raidi, serrant plus fort Bo contre lui. Ses ombres réagissaient de la même façon que les siennes.
Il fit descendre Bo du plan de travail et la prit par la main.

— Tu restes avec moi.

D'un geste, il créa de la lumière comme il l'avait fait dans la salle de bain l'autre soir et en envoya certaines devant eux, à la recherche des autres.

— Qu'est-ce qui se passe ? entendirent-ils en provenance du rez-de-chaussée.

La voix de Noé. Ce n'était pas lui qui avait crié.

— Où est le disjoncteur dans cette baraque ?

Dimitri cette fois.

— Miu ! Protège Noé et Dimitri, ordonna Quentin en sortant de la cuisine.

L'Esprit n'avait pas à lui obéir, bien évidemment, mais il espérait qu'en protégeant Noé, elle ferait de même avec le frère de Bo s'il était à proximité.

— Okay, je veux bien t'épouser. Même à titre posthume, murmura Bo en serrant la main de Quentin.

Il sentit sans mal que sa peur était doublée par celle de ses ombres qui étaient si peu nombreuses en elle.
Miu apparut sur le seuil de la porte du salon. Ses yeux étaient doré et elle rayonnait d'une aura de la même couleur. Elle n'avait plus rien de l'humaine anodine qui se goinffrait à table.

— C'est ancien et primitif... Et imparfait, dit elle.

La Dame avait rampé sous la porte. Une fois à l'intérieur, elle s'était divisée en deux pour couvrir plus de terrain et faire le compte des forces en présence. Une partie était montée à l'étage et l'autre était restée au rez-de-chaussée. Elle était là pour tuer, mais pas seulement. Elle avait une proie à ramener à son Maître.
Pendant que son double s'attaquait aux deux sorciers à l'étage, elle était restée en retrait, tapie dans un recoin du plafond. Elle avait vu Miu. Elle avait senti sa puissance. Une adversaire de taille à ne pas en douter.

— Maman est là-haut.

Noé était derrière la démone avec Dimitri. Aucun ne lui poserait de difficultés. Quand Bo sortit de la cuisine en suivant Quentin, la Dame se ramassa sur elle-même comme l'aurait fait un tigre prêt à fondre sur sa proie. La changelin. C'était elle qu'elle voulait.

— Vas y, fit Quentin à son frère.

Noé ne se fit pas prier et grimpa les escaliers quatre à quatre. Quentin ne perdit pas de temps pour invoquer Thanasaurius.

Miu regarda monter Noé avec préoccupation. Elle n'aimait pas le laisser monter seul même si elle pouvait se rendre là haut en un battement de cil.
Thana apparut en caleçon et en peignoir de soie.

— Oh mon dieu ! s'exclama-t-il en voyant la créature d'ombre.

Il regarda Quentin avec préoccupation.

— Vos fréquentations ne s'arrangent pas, Quentin.

Quentin ne vit la Dame qu'à ce moment-là. Ses ombres frémirent de terreur et il dut faire appel à tout son entraînement pour ne pas se laisser déborder.
Nullement impressionnée par le démon, la Dame se jeta sur les changelins. Quentin écarta Bo brutalement, laissant Dimitri la réceptionner.

— Emmenez les Hendricks ! Vite ! fit-il avant de déployer sa zone d'isolement et de disparaître de leur vue avec la créature.

— Quentin ! cria Bo.

Elle regarda Thana et leva un doigt vers lui.

— Si vous faites ça...
— Je suis navré, Bo mais j'obéis aux ordres de Quentin et de Noé quels qu'ils soient, dit le démon.

Il voulut les emmener tous les deux mais lorsqu'il arriva chez lui, il se rendit compte qu'il n'avait que de l'eau dans sa main droite.

— Où est Bo ? cria Dimitri.
— Elle a utilisé sa magie... Je suis désolé mais je dois vous laisser là pour y retourner. Soyez gentil et ne touchez à rien. Vraiment à rien.

Il n'imaginait pas le bazar que ce serait s'il basculait dans le vide-ordure. Il attendit. Mais on ne le convoqua pas.

— Qu'est-ce que vous foutez encore là alors ? s'écria Dimitri.

Le démon se racla la gorge, un peu gêné.

— Je suis coincé si Noé ou Quentin ne m'invoque pas...

Dimitri poussa un cri de rage. C'était la merde une fois de plus et si personne ne s'en sortait vivant, il resterait toute sa vie coincé avec un démon dans sa dimension de poche !