Chapitre 6 - La famille Hendricks

— Ton frère doit être ravi.

Il jeta un oeil dans le rétro et soupira.

— Les garçons, ça suffit maintenant ! ordonna-t-il d'un ton ferme.

Connor n'en pouvait plus. Il était épuisé. Depuis un mois, il avait l'impression que sa vie était devenue un véritable cauchemar. La mort de Kelly l'avait secoué, bien sûr, mais en réalité, il n'avait même pas le temps d'y penser ou de la pleurer. Sa mère faisait de son mieux, mais quand il se retrouvait seul le soir avec les petits, il avait l'impression d'être pris dans un raz de marée permanent qui ne s'arrêtait que lorsqu'ils étaient enfin couchés. Et même là, il s'endormait en général comme une masse sur le canapé bien souvent, tout habillé, pour être réveillé par les uns ou les autres dans la nuit.

— On s'en fout, dit elle en lui souriant. Il a d'autres chats à fouetter de toutes manières.

Elle posa brièvement sa main sur sa cuisse pour le rassurer mais l'enleva avant que ça n'alerte les enfants.

— Tu sais bien à quoi ça ressemble les dimanche dans ma famille...

Les yeux de Connor avait quitté la route et le retro pour la main de Bo sur sa cuisse, surpris par son geste.

— Je m'en souviens bien, répondit-il avec un léger sourire. Si ça pouvait épuiser les jumeaux...

Il regretta qu'elle enlève sa main malgré tout.

— Il paraît que la famille d'Eric est en ville ?

— Ils sont là bas. Ils me collent aux fesses.

Elle soupira et murmura :

— Ils veulent faire du bébé un futur héritier de leur grande famille française...

Connor leva les yeux au ciel.

— C'est bien une idée à la con de riches, ça.

Il revint au retro, mais les garçons continuaient à se chamailler.

— Sauf que t'es bien libre de faire ce que tu veux. Je voudrais bien voir qu'ils essayent de t'y forcer, tiens...

Il n'oubliait pas non plus que cet enfant pouvait être le sien. Un 4e petit monstre à gérer, mais un bébé de Bo... Il écarta cette pensée aussitôt.

Ils arrivèrent devant la maison, une belle file de véhicules étant garés sur le trottoir. Bo prit Shelly par la main, laissant Connor gérer les garçons. La petite blonde n'était pas encore une peste comme sa mère mais elle était assez pleurnicheuse.
Dès qu'ils entrèrent, ils furent happés par la famille mais Connor fut vite délesté des enfants qui filèrent jouer avec les autres. Même Shelly trouva des petites filles ravies de la pouponner.
Bo attrapa la main de Connor pour l'entrainer dans le jardin et lui trouva une bière.

Connor connaissait l'ambiance du dimanche chez les Hendricks pour y avoir participé pendant plusieurs années. Il avait toujours aimé ça, cela le changeait vraiment de celle qu'il avait à la maison. Chez lui, les réunions de famille ne ressemblaient jamais à celles des Hendricks. Surtout, pendant qu'il sortait avec Bo, il avait eu l'impression de vraiment appartenir à cette famille.

— ça n'a pas changé, fit-il avec un sourire, autant parce qu'il se retrouvait en terrain connu que parce que ses enfants étaient occupés loin de lui.

De l'autre côté du jardin, Dimi plissait les yeux en les voyant arriver et Quentin observait en silence, comme à son habitude. Il savait qui était Connor Watson et il n'avait pas oublié que Bo avait dit avoir trompé Eric avec lui.

Alexis recracha sa bière en voyant Bo arriver en tenant un mec par la main. Un type qui ressemblait à un mec normal. Limite genre grand crétin.

— C'est pas l'épicier quand même ? Demanda-t-il à Dimitri.

Elle pouvait pas s'afficher avec ce type. Elle avait insinué qu'elle avait trompé Eric avec lui et qu'il était devenu fou de douleur en apprenant qu'elle était enceinte de lui. Sa femme s'était suicidée et ils venaient à un barbecue ensemble. Ses yeux devinrent ombrageux.

— Si.

Dimitri avait perdu de sa légèreté. Il savait très bien ce que sa soeur manigançait. Quelque part, il n'était pas contre ce plan pour remettre les pendules à l'heure avec les Français, mais le problème était qu'il s'agissait de Connor et que l'association avec Bo ne donnait jamais rien de bon pour elle. C'était dans ces moments-là qu'il se disait qu'il aurait dû l'emmener à New York.

Ils les rejoignirent et si Bo lâcha la main de Connor, elle resta assez proche de lui malgré tout. Assez pour qu'on puisse s'imaginer des choses, ce qu'Alexis faisait bien volontiers cela se voyait à la crispation de sa mâchoire.

— Désolée pour le retard, dit elle. Je vous présente Connor Watson. Connor voici Quentin, le frère d'Eric et Alexis son meilleur ami.
— Celui d'Eric, précisa le substitut avec possessivité.

Quentin serra la main de Connor très poliment.

— Celui d'Eric, approuva-t-il.

Dimitri se demandait d'ailleurs comment cela était possible. Alexis n'avait vraiment rien à voir avec son beau-frère. Il n'avait pas grand-chose à voir avec Quentin non plus d'ailleurs. Cela dit, il était très drôle à provoquer et il s'était bien éclaté hier au pub, comme avec un pouic-pouic pour chien.

— Connor, le salua-t-il de sa bière.
— Dimi, répondit l'autre.

Connor préféra se concentrer sur les Français. Le frère d'Eric lui ressemblait un peu, mais en plus guindé. Son regard le mettait mal à l'aise, il se sentait comme une grenouille prête à être disséquée. Quant à l'autre, il n'avait pas l'air ravi de le voir et lui faisait l'effet d'un chien prêt à se jeter sur lui.

— Franck ne boit que de l'eau, alors ? fit Quentin à Bo.

— Quel homme charmant... Heureusement que je n'étais pas chez ma mère, elle lui aurait fait du harcèlement sexuel. Pas qu'il soit beau mais il a de ses manières... Poli, raffiné...

Bo était sincère dans son enthousiasme.

— En plus, il a réparé ma cafetière qui arrêtait pas de fuir. Il a même dit qu'il pourrait regarder pour le syphon de la douche quand Michaël viendrait le relever. Mais je n'ai pas encore eu l'occasion d'identifier celui-là...

Elle se tourna vers son frère.

— T'as vu un mec qui te suivait. Sûrement la quarantaine mais j'en sais hélas pas plus.

Dimitri jeta un oeil à Quentin qui était resté imperturbable si ce n'était un très léger sourire qui avait vu le jour sur ses lèvres à sa façon de parler de Franck.

— Tu nous as collés au cul combien de tes hommes de main ?
— Quelques-uns, répondit Quentin sans se démonter.
— Vous avez le droit de faire ça ? fit Connor, choqué par la méthode.
— Oh, le droit, il le prend visiblement.
— Il n'y a rien d'illégal. Je préfère éviter les mauvaises surprises.
— Comme la baraque qui finit en cendres ? demanda Dimi en regardant Alexis.

— On va continuer longtemps à en parler ? Demanda Alexis avec froideur.

Granny tendit la main pour attirer Bo.

— Oh Granny, désolée !

Elle embrassa les deux petites vieilles avec chaleur et répondit à leurs questions.

— Connor viens par là, mon petit. Je suis bien content que tu sois venus. Les petits ont besoin de se changer les idées, tu devrais les amener tous les dimanches, lui dit Granny avec sa gentillesse habituelle.

Dimi avait répondu à Alexis par un sourire plein d'ironie qui en disait long sur sa capacité à ne pas oublier ce qui s'était passé.

— Merci, Granny. Je suis content de vous voir en pleine forme, fit Connor après l'avoir embrassée à son tour, ainsi que sa comparse. ça va nous faire du bien à tous les quatre.

Il remercia Bo d'un sourire chaleureux, ce qui tira un froncement de sourcils à Dimitri.

Bo jeta un regard vers Quentin. Elle ne savait jamais trop quoi penser quand il observait en silence. D'habitude c'était elle qui faisait ça.
Elle revint à Connor pour répondre à son sourire.

Andrew donna un signal pour passer à table. Elle était immense. Deux ou trois tables en plastique blanche, mise à la suite avec des nappes en toile cirée de différentes couleurs. Il y avait des saladiers de chips, de salade de tomates, des sauces, du pain.
Bo s'assit à côté de Connor, empêchant Dimitri de s'interposer en étant plus rapide.

Son frère foudroya l'épicier du regard et s'assit pile en face de lui pour le mettre mal à l'aise. Connor avait récupéré Shelly sur ses genoux.
Quant à Quentin, il se trouvait franchement déplacé au milieu de cette scène à des milliers de kilomètres des repas familiaux auxquels il était habitué. Chez lui, rien n'était disparate comme ici. Tout était parfaitement homogène, étudié, y compris lorsqu'il ne s'agissait que d'un repas avec la famille proche. Jamais sa mère ni Annie n'aurait permis d'avoir des nappes dépareillées, ni des saladiers en plastique. Mais il n'y avait pas que cela. L'ambiance aussi le prenait au dépourvu et comme la veille au pub, il préférait se poser en observateur.
Il ne quittait que rarement Bo et Connor des yeux. L'épicier lui semblait complètement à l'opposé d'Eric et il le trouvait un peu trop proche de la jeune femme. Il voyait bien cependant que c'était elle qui prenait les initiatives, comme si elle voulait lui prouver quelque chose.

Les grillades que ce soit viande ou poisson étaient délicieuse. Rapidement les discussions devinrent une vraie cacophonie, entrecoupées parfois par une déclaration debout et le verre levé. Les enfants picoraient avant de repartir et puis finalement d'investir le dessous de la table ce qui éloigna le pied de Bo qui s'était souvent trouvé à frôler celui de Connor durant le repas.

— Avant qu'on ne passe aux glaces, je voudrais lever mon verre, dit Gills en se levant à son tour. Merci à Quentin et Alexis de partager notre table, d'avoir fait tout ce chemin pour venir à notre rencontre.

— Pas faute d'avoir poussé Eric à les inviter avant, tonna Andrew.

— On croit toujours avoir le temps pour les bonnes choses... Ceci doit nous servir de leçon. On ne vit qu'une fois...
— Qu'est-ce que t'en sais ! cria une voix créant un fou rire.

Gills s'interrompit et sourit.

— En théorie, on ne vit qu'une fois... Alors profitons de ces moments simples en famille. Je vous aime tous, surtout vous mes enfants.

Bo lui envoya un baiser de la main en souriant.

Quentin avait levé son verre et remercié Gills d'un hochement de tête. Un instant, son regard s'était voilé de tristesse à la mention de son frère, mais il l'avait écarté aussitôt. Les regrets ne servaient à rien.

— Nous aussi, on t'aime, gueula Dimitri pour se faire entendre. Enfin, moi, surtout.
— Me permettrez-vous d'ajouter quelques mots ? demanda soudain Quentin à l'adresse de Gills.

En réponse, il y eut des applaudissements et des cris pour l'encourager. Surtout des femmes de la famille, nota Bo. Mais les jumeaux n'étaient pas en reste.

— On vous écoute, dit Gills en souriant.
— Mais pas en français hein ! cria Fergi.

Quentin fut surpris par cette réaction. Il n'avait vraiment pas l'habitude qu'on l'applaudisse, ni qu'on le sollicite de cette manière. C'était intimidant, une sensation qui lui était étrangère depuis des années.
Il se leva de son siège et regarda tous ces gens qui avaient connu Eric.

— Merci très sincèrement de nous avoir accueillis aussi chaleureusement parmi vous et de nous permettre d'avoir un petit aperçu de la vie qu'Eric a eue en votre compagnie. En arrivant à Port Hallen, je ne savais pas ce que j'allais trouver. Il était très secret sur sa vie ces dernières années.

Il avait dit cela sans une once de reproche envers son frère. C'était une simple constatation.
Son regard glissa sur Bo.

— Il disait que grâce à vous, il avait découvert la véritable signification du mot "famille" et je comprends mieux aujourd'hui pourquoi.

Il revint au reste de la table. Il essayait d'imaginer sa mère venir à leur rencontre, mais ce serait certainement plus facile pour elle. Les Lafey étaient des gens plus simples que les de Lyonesse.

— J'espère qu'à l'avenir, nos deux familles continueront à entretenir de bonnes relations.

Il se rendait compte qu'il avait peut-être été un peu formel, mais les discours n'étaient pas son fort, en dehors de ceux qu'il faisait chez DLS, et encore allait-il le plus souvent au but, sans fioritures.

— Ouais ! Tous en France, cria Callum en donnant un coup sur la table.
— Et puis quoi encore, répondit sa femme en levant les yeux au ciel.
— C'est faisable, l'amis de Kermitt a dit qu'ils avaient une maison en Bretagne, on peut tous débarquer en bateau pour un barbecue plage ! approuva Fergi.

Aussitôt ils partirent dans des délires de fête de famille nocturne sur les plages françaises avant que ça ne vire en dispute sur les capacités des bateaux des uns et des autres. Sarah alla chercher des glaces en cornets et en bac, posant tout sur la table. Cela fit sortir les enfants de leur cachette.
Bo se leva et alla vers la chaine stéréo pour choisir un nouveau CD.

Quentin ne chercha pas à protester. A choisir, il valait mieux qu'ils débarquent tous en Bretagne qu'à St Germain, même si ce n'était pas ce qu'il avait cherché en parlant des bonnes relations entre leurs familles. Le choc serait moins rude pour eux. Il ne leur souhaitait pas de se retrouver face à Sophie et au reste de la famille qui ne s'empêcheraient pas de les juger et de leur faire sentir qu'ils n'étaient pas du même monde.

De son côté, Connor ne partageait pas l'enthousiasme des Hendricks. Il n'oubliait pas ce qu'Eric avait fait subir à Bo. Elle n'avait pas besoin que sa famille lui colle aux basques pour le lui rappeler sans cesse. Ils n'étaient peut-être pas au courant de la violence d'Eric, mais cela ne changeait rien pour lui. Ce serait sans doute même pire pour elle, car ils lui parleraient d'Eric dans de bons termes, comme ce que venait de faire Quentin, alors qu'elle, elle savait ce qu'il cachait comme noirceur derrière son sourire de premier de la classe. Ce serait pire encore que le reste car Bo n'en dirait jamais rien, il la connaissait suffisamment bien pour le savoir.
Il se leva pour la rejoindre. Il sentait le regard de Quentin le suivre. S'il n'avait jamais apprécié réellement Eric, son frère le mettait vraiment mal à l'aise à l'observer comme il le faisait.

— Tu nous choisis quoi ? demanda-t-il à Bo en venant à ses côtés.

— J'hésite...

Elle avisa Shelly qui dormait comme une bien heureuse dans le giron de Sarah-Sue. Les jumeaux jouaient avec les autres jumeaux dans la cabane dans l'arbre qu'Andrew avait construit. Ils étaient tranquille de ce point de vue.

— La dernière fois qu'on est venu ensemble, j'avais mis U2, dit elle en montrant le CD.

Et après s'être pris des remarques comme quoi il y avait des enfants de la part des jumeaux, ils étaient montés s'isoler dans la salle de bain. Le seul endroit avec un verrou de la maison. C'était quelques semaines avant leur mariage.

— Je ne sais toujours pas si c'est mon choix musical ou si c'était ma robe qui t'avait inspiré, dit elle avec un sourire.

Elle ne portait pas cette dernière qui avait brûlé mais un short et un débardeur comme la veille.

Connor ne put s'empêcher de sourire à ce souvenir. Sa vie avec Bo avait tout de même été plus heureuse qu'avec Kelly. Il avait eu de bons moments avec sa femme, mais à cause de tous les mauvais, il avait du mal à s'en rappeler.

— La robe... ou ton sourire probablement.