FB CDC#14 - Au pays des Samouraïs

Tenka n'insista pas et salua les jeunes femmes d'un sourire et d'un geste de la main avant de disparaître rapidement, Kazu à ses côtés. Ils avaient à peine parcouru une centaine de mètres qu'ils s'arrêtèrent net, le yokai humant l'air.

— Ils n'abandonneront donc jamais... soupira Tenka. Il va encore falloir me répéter.

Tous les deux firent demi-tour vers l'escalier de pierres cette fois. Les envoyés du Seigneur Ishida n'en étaient pas encore à la moitié et il valait mieux les intercepter avant qu'ils n'arrivent au temple. D'une part, Tenka n'avait aucune envie qu'ils dérangent Ingrid et Lorna. D'autre part, il se montrait clément envers eux en leur évitant de grimper toutes ces marches pour rien. Encore une fois, ils repartiraient vers leur maître avec la même réponse : si le Seigneur voulait s'entretenir avec lui, il devrait se déplacer lui-même. Plus jamais Tenka ne quitterait le village et le temple. Plus jamais.


Pendant ce temps, Daigo avait emmené les garçons en ville. Le vieil homme préférait prendre les devants et présenter ces visiteurs d'un pays lointain lui-même au reste des habitants. Ils firent le tour du quartier commerçant où ils furent accueillis avec un peu de méfiance qui était vite gommée par le calme et la bonne humeur de leur guide. Avec les commerces alimentaires et le restaurant, il y avait aussi un potier, un drapier et d'autres artisans. Daigo expliqua que s'ils cherchaient des produits plus luxueux, il faudrait aller dans la ville suivante, aux pieds du château du Daimyo Ishida.
Ils finirent par s'arrêter déguster du saké à la terrasse d'un établissement proposant également de quoi grignoter, puis se dirigèrent vers la forge. Daigo avait promis à Magnus de lui présenter le forgeron. D'après lui, l'homme serait ravi d'échanger sur leurs méthodes.
Le forgeron vivait à la limite de la ville, mais n'était pas à son atelier. Daigo laissa les garçons devant la forge pour se rendre jusqu'à l'habitation où il espérait le trouver. Ils attendaient depuis quelques minutes quand une fille déboula en courant du coin de la rue. Elle était pieds nus et son kimono noir et rouge retombait lâchement sur son épaule droite. Elle tenta de le remettre en place, en vain. Quand elle vit les quatre étrangers, elle se figea. Ses yeux noirs glissèrent sur chacun d'eux alors que des cris masculins se faisaient entendre derrière elle. Elle prit sa décision dans la seconde et reprit sa course.

— Ne leur dites pas où je suis, fit-elle en leur passant devant pour se précipiter dans l'atelier du forgeron et s'y cacher.

Ils n'eurent pas le temps de réagir que quatre hommes déboulèrent à leur tour. Ils avaient tout l'air de samouraïs, avec leurs cheveux relevés en chignon, les sabres à la ceinture, et le même blason brodé sur le devant de leur kimono. Celui en tête avait la joue barrée d'une estafilade sanglante.

— Tu n'en tireras pas comme ça ! cria-t-il d'une voix forte. Retrouvez-la !

Ils aperçurent Devlan et les autres à leur tour et l'homme blessé, sûrement plus dans son orgueil que dans sa chair d'ailleurs, s'avança vers eux.

— Les étrangers dont tout le monde parle ! aboya-t-il. Vous avez vu la sorcière ? Où est-elle ?

— Nous ne comprenons pas votre langue, dit Devlan en anglais. Nous pas bien comprendre, ajouta-t-il en japonais.

Il leva les mains en signe d'apaisement.

Le samouraï eut un claquement de langue agacé et répéta sa question.

— Une femme est passée par ici. Une femme ! Où est-elle partie ?

Il cria à ses compagnons de chercher, leur promettant les pires ennuis s'ils ne retrouvaient pas la "sorcière". Magnus les observa avec attention, sans porter la main à son sabre. Le port de cette arme était très réglementée et, normalement, autorisé aux seuls samouraïs et soldats. Les papiers que Rhys leur avait fournis leur permettait de se promener armer autant que de circuler, mais il valait mieux ne pas provoquer un combat tout de suite. Même si, bien entendu, l'aîné des Taylor n'aurait pas été contre tester le fil de sa lame.

Discrètement Troy toucha un arbre et le solidifia. Le bois se muta en pierre et les feuilles se mirent à tomber en se fracassant au sol. Il s'écarta d'ailleurs d'un bond et simula assez bien la surprise pour quelqu'un qui n'exprimait jamais ses émotions.

— C'est quoi cette magie ? s'écria Devlan en regardant l'homme qui les avait interpellé.

Le samouraï avait fait un pas en arrière. Son compagnon le plus proche était figé, le regard fixé sur les feuilles de pierre brisées. De leur côté, Rhys et Magnus avaient tout aussi bien feint la surprise que leurs amis.

— La sorcière... grinça l'homme en regardant vers les branches comme s'il s'attendait à ce qu'elle y soit perchée, elle ou une créature démoniaque à son service.

Il reporta son attention sur Devlan. La défiance se lisait toujours dans son regard. Lui non plus n'avait jamais vu d'étrangers à la peau blanche, si différent des habitants de l'archipel. Les derniers troubles dans la région, cette fille qui leur échappait sans cesse, l'arrivée de ces hommes... Tout cela lui déplaisait et il ne croyait pas aux coïncidences.

— Elle ne doit pas être loin. Vous allez venir avec nous, ordonna-t-il d'un ton sec.

Devlan dégagea un peu de sa veste pour laisser voir le manche de son katana mais sans agressivité.
- Non. Nous avons chacun des affaires à régler et je pense que ni vous, ni nous ne souhaitons perdre du temps ici et maintenant, dit il froidement.

Magnus et Rhys imitèrent aussitôt Devlan, montrant qu'ils étaient prêts si besoin. Le second jeta tout de même un coup d'oeil vers la maison du forgeron, espérant que Daigo ne se retrouverait pas au milieu d'une bagarre. Il avait été plus que sympathique avec eux et ne souhaitait pas qu'il ait des ennuis.

— Nous représentons le Seigneur Ishida et sommes en droit de...
— Qu'est-ce qui se passe ici ?

Un jeune homme habillé totalement de noir avançait vers eux. A vue de nez, il devait avoir moins de 25 ans. Il portait un sabre au fourreau noir décoré d'argent à la ceinture, sa main posée sur la poignée, ainsi qu'un wakizashi.
Au même moment, Troy, qui était le plus près de l'atelier où s'était réfugiée la jeune femme l'entendit soupirer avec un brin d'agacement.

— Maître Ishida, salua le samouraï.

Il avait utilisé le terme "dono", ce qui cadrait tout de suite l'importance du nouveau venu malgré leur différence d'âge.
Le jeune homme observa rapidement la situation. Les étrangers avaient leurs armes aux fourreaux, ils ne devaient donc pas être responsables de la balafre sur la joue de Fuyuki, d'autant plus que celle-ci devait dater de plusieurs minutes.

— Tu devrais aller soigner ça avant que ça ne s'infecte et rentrer, fit-il à ce dernier.

Il avait dit cela sans agressivité mais avec une certaine fermeté.

— Mais... Maître... nous étions sur la piste de la sorcière et ces étrangers...

A la mention de la "sorcière", le jeune Ishida serra la machoire et se tendit l'espace d'une seconde.

— Je m'en charge. Disposez.

Fuyuki hésita un instant, comme s'il n'était pas certain de devoir réellement obéir au jeune homme. Finalement, il jeta un dernier regard à Devlan et aux autres qui valait un avertissement et aboya à ses hommes de le suivre.

— J'espère que vous excuserez ces hommes. Ils sont un peu à cran en ce moment, fit finalement le jeune homme plus doucement en se tournant vers Devlan.

Bien que les étrangers soient tous armés, il ne semblait pas craindre qu'ils dégainent et s'en prennent à lui.

Devlan rabattit le pan de sa veste, dissimulant à nouveau son arme et adressa un signe de tête pour marquer sa salutation.

— Nous pouvons comprendre cela. Même si nous ne sommes pas vraiment habitués aux chasses aux sorcières dans notre pays.

Devlan avait malgré tout glissé quelques mots maladroits ou manquant dans sa phrase afin de passer pour quelqu'un parlant mal cette langue.

Sakishi remarqua que les compagnons de celui qui prenait la parole observaient toujours les environs, s'assurant sans doute que les samouraïs de son oncle ne reviennent pas dans les parages. Comme Devlan, il prit une posture plus neutre, retirant sa paume du haut de la poignée de son sabre. S'il resterait vigilant, il n'avait rien contre ces visiteurs venus de loin.

— Chez nous non plus et Fuyuki emploie des mots inappropriés sous le coup de la colère.

Et certainement de la peur. Sans compter que son cousin devait être mêlé à tout cela, encore une fois...
Sakishi s'approcha de l'arbre de pierre, écartant les feuilles minérales brisées du bout du pied, l'air songeur et, peut-être, un peu inquiet. Il posa sa main à plat sur le tronc.

— Qu'Okuni ait blessé Fuyuki, je le crois aisément, mais elle n'est pas responsable de cela en tous cas, reconnut-il en revenant au groupe. Je parierai plus sur les Tanuki du temple.

Bien qu'il les connaisse bien, il ne les avait jamais vus utiliser un tel pouvoir, mais ce n'était pas impossible. A moins qu'Okuni ne soit protégée par un autre Yokaï.

— Vous n'avez rien à craindre d'eux, je vous l'assure.

Devlan s'étonna :

— Rien à craindre des Tanuki ? Qu'est-ce ?

— Des esprits bénéfiques. Ils veillent sur le village, mais ils sont très farceurs.

Il leur fit une rapide description de l'animal et de ses pouvoirs, leur révélant qu'ils vivaient principalement dans les bois aux abords du temple où s'étaient rendues Lorna et Ingrid. A la manière dont il en parlait, c'était comme si le jeune homme les fréquentait personnellement et qu'il était naturel de croiser des Yokaï, ce qui aiguisait nettement la curiosité de Rhys.
Au gré de leurs voyages, ils avaient croisé nombre de croyances, entendu beaucoup de récits sur les créatures mythologiques qui veillaient ou menaçaient les hommes, vu des rites destinés à s'attirer leurs bonnes grâces ou à les repousser. Chez les Celtes, ils étaient passés eux-mêmes pour des mages. En Norvège, ils avaient fini par se révéler comme des dieux descendus sur Terre. Mais en dehors d'hommes de chair et de sang, la seule créature magique qu'ils avaient rencontrée était Elia, la fée qu'ils avaient laissée au IXe siècle dans un fjord norvégien, et elle venait d'un autre monde. Rhys s'était souvent demandé si les mythes s'étaient bâtis sur des habitants ou des créatures venant d'autres univers, comme ceux qu'il avait croisés dans le Royaume des Ombres, et cette fois, il aurait peut-être l'occasion d'étudier la question de près.

— Néanmoins, si vous devez reprendre votre route, je vous conseille d'éviter de voyager la nuit. Trop de choses rôdent une fois la nuit tombée.

— Nous sommes de nature prudente et si ça ne suffit pas, nous ne sommes pas sans défenses... Mais nous vous remercions de votre... sollicitude, dit Devlan en s'inclinant encore.

— C'est tout naturel, répondit le jeune homme en hochant la tête.

Troy entendit encore la jeune femme soupirer dans sa cachette. Elle avait l'air de s'impatienter.

— Je suis Ishida Sakishi, le neveu du Daimyo de la région. Je réside dans ce village. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à votre disposition.

Devlan hocha la tête et montra encore un geste de référence envers le jeune seigneur.

Sakishi laissa encore une fois glisser son regard sur les quatre hommes, tous très différents les uns des autres. Les deux géants l'impressionnaient un peu à vrai dire. Il n'avait jamais rencontré personne encore atteignant cette taille ni la stature de celui qui avait des cheveux. Un instant, il se dit qu'il aimerait voir ce qu'ils donnaient au combat, car il était certain que leurs armes n'étaient pas là juste pour faire beau. A leurs postures et leur façon de rester alerte, il avait reconnu des guerriers.
Il eut un sourire poli pour Devlan. Il devait être le chef du groupe vu comment les autres l'avaient laissé parler.

— Si nous en avons l'occasion, je serai curieux d'entendre le récit de votre voyage jusqu'ici, fit-il avec un curiosité sincère. Bonne journée, messieurs.

Il les salua, récupéra quelques feuilles de pierre pour les étudier plus tard, puis s'éloigna.

— J'ai cru qu'il ne partirait jamais... soupira la jeune femme en sortant de sa cachette.

Elle resta à la porte de l'atelier. Ses cheveux noirs, longs et raides, étaient coiffés en un chignon légèrement défait tenu par des pics en métal agrémentées de perles rouges en forme de fleurs. Elle avait rangé sa dague dans le fourreau coincé dans la ceinture de son kimono. Celui-ci était loin d'être celui d'une paysanne, taillé dans une belle étoffe noire brodée de nuages rouges et dorés sur le bas et les manches.
Elle leur sourit et approcha de Troy, posant sa main à plat sur son torse. Elle devait lever haut la tête pour le regarder dans les yeux. Bien qu'elle soit plus grande que les autres femmes du village qu'ils avaient pu croiser, elle devait à peine atteindre le mètre cinquante cinq sans ses geta de bois laqué.

— Comment tu as fait pour l'arbre ? lui demanda-t-elle sans une once de crainte.

Troy la regarda avec attention.

— Je ne doute pas un instant que tu puisses en faire autant en posant ta main sur un homme, dit il très simplement.

Devlan approuva d'un signe de tête même s'il devait pour sa part regarder ailleurs maintenant qu'il avait la chance d'avoir une très jolie compagne dans son lit.

Il vit presque les rouages tourner dans la tête de son frère alors qu'il essayait de décrypter les paroles de Troy avant de les comprendre.

— Oh, je peux faire bien des choses à un homme de mes mains, s'amusa-t-elle, nullement choquée.

Elle jeta un oeil vers l'arbre avant de revenir à Troy.

— Peux-tu le ramener à son état d'origine ou est-il perdu ?

Troy observa l'arbre. Il savait transformer en pierre et Rhys l'avait souvent exhorté à tenter d'inverser le processus mais pour le moment il n'y parvenait pas. C'était trop d'efforts. Pourtant ça lui était arrivé sous l'effet du Neya.

— Pour le moment il est devenu pierre, dit il simplement.

Okuni plongea ses yeux dans les siens, comme si elle cherchait à savoir s'il disait la vérité. Elle lui sourit encore et tapota le torse de Troy.

— Il fera naître des histoires comme ça.

Elle s'écarta pour ramasser, elle aussi, une feuille de pierre et la glisser dans une poche de son kimono. Elle était certaine de surprendre son frère avec ça.

— Merci de ne pas m'avoir dénoncée, leur fit-elle en les regardant tour à tour.
— C'est pas notre genre, répondit Magnus.

— On ne peut pas dire qu'ils se soient montrés très diplomates de toutes manières, dit Devlan avec cette fois un japonais plus pointu.

— Ce gros porc de Fuyuki ne connaît même pas ce mot, fit-elle sans se départir de son sourire. Ce n'est qu'une brute sans cervelle et ses hommes ne valent guère mieux.

Sans compter qu'ils étaient aux ordres d'un lâche doublé d'un imbécile.

— Ce qui est désolant, c'est qu'il n'aura pas retenu la leçon, cette fois encore... soupira-t-elle en haussant les épaules.

Devlan l'observa en silence. Il n'arrivait pas vraiment à se faire une idée la concernant mais il était certain qu'il valait mieux l'aider elle que les autres. Il jeta un oeil vers Rhys. Il était certain que son silence valait pour une consultation de la ligne temporelle.

Le jeune homme se pinça l'arrête du nez, confirmant les pensées de son ami. Il rouvrit les paupières pour la regarder avec plus de curiosité, mais finit par jeter un oeil inquiet vers la maison du forgeron. Daigo n'était pas revenu.

— Qu'est-ce qu'il t'a fait ? demanda Magnus à Okuni.
— A moi ? Rien du tout, répondit-elle avec un sourire en coin. Quoi que je suis sûre qu'il aurait aimé jouer avec moi plutôt qu'avec l'autre fille qui a tâté de ses poings.

Elle n'avait pas aimé non plus comment il avait parlé de Sakishi, mais Fuyuki ne faisait que répéter les paroles de son lâche de maître. Il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre et les deux paieraient un jour pour leurs actes.

Devlan avait suivi le regard de Rhys et d'un simple regard avait incité Troy à aller voir.
Ce dernier s'y déplaça avec son flegme habituel mais sa main était déjà prête à agir.

— Vous êtes une prostituée ? Demanda Devlan en la regardant.

La fille éclata de rire. Visiblement, cela ne la vexait pas.

— Si vous écoutez les gens du village, cela vaudrait sans doute mieux, s'amusa-t-elle.

Elle les regarda tour à tour. Ils étaient si étranges ! Mais peut-être étaient-ils le signe qu'elle attendait.

— Je m'appelle Hirose Okuni. Avec mon frère, je suis à la tête du temple, là-haut, désigna-t-elle la colline d'où ils étaient venus avec Daigo.
— Vous êtes une prêtresse ? demanda Rhys, un peu perplexe.
— Peut-être une sorcière ? répondit-elle toujours avec le sourire.