F01 LW - Caleb/Ishildur

L'oiseau recula aussitôt et Caleb fronça les sourcils. Il n'aurait peut-être pas dû choisir un oiseau. Les renards les mangeaient après tout.

— Mais comment tu fais ça... murmura-t-il en regardant les yeux et les crocs. C'est beau.

C'était du même vert que le miroitement de feuillage dont cette fille était parée.
Comme elle n'allait pas répondre, il changea la forme de son ombre. De merle, elle devint chat. Toujours aussi flou cela dit. Le chat battit de la queue et vint se frotter contre le renard avec prudence.

— Je m'appelle Caleb, et toi ?

Ishildur sourit légèrement. La caresse de l'ombre était la chose la plus agréable qu'elle ait ressenti de sa vie. C'était presque aussi doux que les rares fois où sa mère lui brossait les cheveux avant de les natter.

— Ishildur.

Caleb. C'était un joli nom. Elle ne l'avait jamais entendu avant.

Caleb sourit légèrement en entendant son prénom. Le chat continua à se frotter contre le renard. Pour l'adolescent, c'était aussi une sensation très agréable dont il n'avait pas l'habitude. Peut-être avant qu'il ne vienne vivre avec son oncle, mais il ne s'en souvenait pas.

— C'est joli, murmura-t-il un peu gêné.

Il fut tenté de remettre sa capuche pour dissimuler qu'il rougissait un peu.

— Je pensais que j'étais tout seul à faire ça. Les ombres, je veux dire.

Une seconde ombre sortit du bout des doigts de la jeune fille et vola comme un papillon pour se poser sur la main de Caleb. Lentement ses ailes se couvrirent de nervures d'un vert scintillant.

— Ma mère s'est accouplée avec un démon. Elle lui a offert son âme et il m'a mit dans son ventre à la place. Je ne suis faite que d'ombres qui sèment la mort. Je dois me tenir loin des êtres vivants.

C'était quelque chose qui lui convenait la plupart du temps. Elle regarda Caleb.

— Peut être que ta mère aussi a laissé le démon la posséder.

L'adolescent quitta le papillon des yeux pour regarder Ishildur. Elle paraissait extrêmement sérieuse en disant cela.

— Oncle Gerhard n'a jamais dit ça.

A son ton, Ishildur pouvait deviner que l'oncle en question n'hésitait pas à dire d'autres choses désagréables en revanche.

— Je me rappelle pas de ma mère.

Comme à chaque fois qu'il évoquait sa mère, Caleb sentit son coeur se serrer et ses ombres faire de même à l'intérieur de lui. Il ne savait pas si c'était de la peur ou un mécanisme de défense, et Gerhard n'était pas d'un grand secours sur le sujet. Il se contentait de lui dire de ne pas l'embêter avec ce genre de bêtises et de ne plus y penser. Alors, c'est ce que Caleb faisait la plupart du temps : il ne pensait plus à ses parents, ni à ses souvenirs perdus.

— La mienne m'a vendue contre des haricots.

Mais là encore, ça ne semblait pas vraiment la déranger. Le papillon d'ombre enfonça délicatement sa trompe sur le bout du doigt de Caleb comme s'il était une fleur. Elle goûta sa magie. Il y avait quelque chose de similaire à la sienne. Il y avait la forêt en lui. Elle sourit un peu plus à cette découverte.

— Tu devrais venir avec moi.

— Venir ? Où ?

Il n'osait pas bouger son doigt, observant le papillon faire. Il sentait qu'elle goûtait sa magie, mais il ne l'en empêcha pas. Le contact du papillon lui rappelait celui des feuilles de la forêt. Ce n'était pas dangereux. C'était même un peu rassurant de sentir qu'ils partageaient cette similarité en plus des ombres.

— Il y en a d'autres des comme nous ?

Elle dit que non. Mais je sais bien qu'elle les cherche. Je suis pas si bête.

Juste qu'elle n'en trouvait jamais alors Ishildur avait pensé qu'elle était bel et bien la seule. Ou la dernière. Comme Sigyn disait souvent que l'Homme était le pire des démons, elle pensait que les humains avaient tué les démons. De toutes manières, elle était pas douée pour réfléchir, en général, elle évitait.
Elle tendit sa main à Caleb.

Il hésita, mais uniquement par timidité. La curiosité fut la plus forte néanmoins et il glissa sa main dans la sienne. Là encore, c'était un geste dont il n'avait pas l'habitude. Même lorsqu'il était plus petit, Gerhard ne lui tenait jamais la main, pas même pour traverser la rue.

— De qui tu parles ?

— De la sorcière qui s'occupe du sorcier avec toi. Elle ne veut pas que tu restes avec lui.

Il était peut être même déjà mort à cette heure. Sigyn déplorait son usage des ombres mais elle était elle-même assez meurtrière. Elle serra doucement sa main dans la sienne. C'était un contact agréable différent de celui de leurs ombres. Plus tangible et plus chaleureux.

L'expression de Caleb se fit catastrophée, mais il ne lâcha pas sa main pour autant.

— C'est mon oncle. Et...

Est-ce que Gerhard était en danger ? Pourquoi ne l'avait-il pas prévenu que cette femme était une sorcière ?

— Qu'est-ce qu'elle va lui faire ? demanda-t-il avec une inquiétude palpable.

Gerhard était tout ce que Caleb avait au monde. Il était son univers, à lui qui n'avait plus ni parents, ni souvenirs de son enfance, et dont personne d'autre ne voulait. Il lui apprenait à maîtriser sa magie. Grâce à lui, il avait toujours un toit et à manger. Il lui permettait de dessiner, de voyager à travers l'Europe. Tout n'était pas parfait, mais son oncle était sa seule famille et comme il le lui répétait souvent, Caleb n'avait aucune envie d'être orphelin une nouvelle fois.

— Je ne sais pas trop.

Elle n'arrivait jamais à suivre Sigyn dans ses pensées. Elle n'essayait même pas. Elle relâcha la main de Caleb.

— Mais elle est la plus forte alors si ton sorcier utilise sa magie sur elle... Il mourra.

Caleb secoua la tête et se leva d'un bond. Le chat avait arrêté de se frotter au renard, mais gardait le contact.

— Il faut que j'aille le prévenir.

L'idée que Gerhard disparaisse l'angoissait terriblement et le chat se mit à battre frénétiquement de la queue.

Ishildur soupira et se leva également.

— D'accord. Mais elle sera vraiment très fâchée que tu ne sois pas dans notre chambre.

Elle allait devoir dissimuler les fournitures et cacher Bobette. Elle s'approcha de lui. Il était à peine plus grand qu'elle, une dizaine de centimètre peut être. Ses ombres remontèrent lentement en fine poussière noire jusqu'à ses doigts.

— Si le sorcier est mort, suis-la. On sera tout les deux comme ça.

Cette idée était agréable. Ils avaient tellement de choses en commun.

Le regard de Caleb accrocha le sien. Les yeux d'Ishildur rappelait la couleur de sa magie. Elle semblait bien plus à l'aise avec ses ombres que lui. Peut-être que la sorcière avec qui elle vivait lui permettait de s'entrainer plus souvent avec ? Gerhard n'aimait pas qu'il s'en serve. De manière générale, son oncle n'aimait pas qu'il fasse de la magie. Il préférait largement qu'il la lui donne. Caleb obéissait bien sagement. Lui donner sa magie, c'était l'aider à rester en forme. Gerhard lui avait toujours dit que c'était le minimum que Caleb lui devait pour prendre soin de lui comme il le faisait depuis 5 ans.

— Si c'est elle qui est morte, tu viendras avec nous ?

Gerhard ne voudrait peut-être pas. Il disait déjà suffisamment que trimballer un adolescent, c'était une vraie galère, alors deux... Mais Caleb le connaissait bien : Ishildur était comme lui, elle pourrait lui donner sa magie et cela, son oncle ne passerait pas à côté.

Elle hocha la tête.

— On ira avec celui qui gagne, approuva-t-elle. Mais on intervient pas. Ni toi. Ni moi. Sinon c'est de la triche.

Elle lui tendit la main pour sceller le pacte.

— Mais c'est pas un jeu. C'est mon oncle !

Comment pouvait-elle prendre les choses avec ce détachement ? Peut-être que la sorcière n'était pas gentille avec elle, qu'elle la maltraitait ? Caleb savait bien que Gerhard ne l'aimait pas, qu'il le considérait comme un poids utile, mais jamais il n'avait été cruel avec lui. Il prenait bien une baffe de temps en temps et son oncle lui parlait moins bien qu'à un chien parfois, mais cela s'arrêtait là.

Elle laissa retomber son bras le long de son corps. Elle ne savait pas ce que c'était qu'un oncle mais cela semblait compter. Il ne voulait pas qu'on lui prenne quelque chose qu'il possédait. Pour sa part, elle ne possédait pas Sigyn, juste Bobette. Mais c'était une part d'elle et elle l'avait fabriquée de ses mains.
Elle ramassa son sac et fit demi-tour. Elle devait rentrer. Elle espérait pour lui qu'il arriverait à temps. Cela ne faisait pas si longtemps que les sorciers étaient seuls, ils étaient peut être juste occupés à faire ce que faisait toutes les créatures mâles et femelles de cette planète. Sigyn serait tellement déçue de voir qu'elle n'était pas capable de ça non plus... Enfin c'était pas comme si ça l'atteignait, elle était habituée à être une source de déceptions sans fond. Elle était juste lasse qu'on continue encore à attendre des choses d'elle.

— Ishildur ! l'appela-t-il à voix haute.

Caleb ne voulait pas qu'elle parte, ni qu'elle disparaisse alors qu'ils venaient tout juste de se rencontrer. Il avait encore tellement de questions ! Et ils étaient tellement similaires ! Il ne voulait plus être seul avec Gerhard.
Il s'élança pour la rattraper.

— Où tu vas ?

Une question. C'était agaçant. Elle devrait peut être laisser une ombre en permanence en lui pour comprendre ce qu'il disait. Si elle était toute petite, elle ne lui ferait peut être pas mal.

— Je peux te donner une ombre à moi ? Demanda-t-elle en se tournant.

Sigyn serait contente, elle avait posé la question avant.

— On peut faire ça ?

Il soupira. Le chat-ombre le rejoignit et il le récupéra, mais il n'y avait plus d'ombre appartenant à Ishildur pour communiquer.

— Ok, fit-il en hochant la tête.

Ishildur réfléchit à qui elle pourrait bien lui donner. Ça ne serait pas pour très longtemps normalement. Il en fallait une qui ne soit pas trop caractérielle mais qui aurait assez de tempérament pour se faire sa place aux milieu des siennes...
Elle lui fit face et glissa ses mains dans les siennes. Elle plongea ses yeux dans les siens.

— Il vaut mieux que tu choisisses avec tes ombres.

Elle avait bien vu la première fois combien ses ombres avaient pu paniquer à son intrusion.

Ses doigts se raccrochèrent aux siens. Il en oublierait presque que Gerhard était en danger alors qu'il avait trouvé quelqu'un comme lui.
Il hocha la tête et le chat reprit sa forme initiale pour se faufiler jusqu'à la bouche d'Ishildur. L'ombre y entra avec douceur. Caleb ne voulait pas lui faire peur, ni lui faire mal.
L'ombre trouva son chemin jusqu'à celles de la jeune fille et se mêla à elles. Un frisson agréable parcourut l'échine de Caleb à ce nouveau contact.

Elle ferma les yeux. On voyait mieux comme ça, pensa-t-elle. Les ombres d'Ishildur étaient nombreuses. Elles rappelèrent aussitôt à Caleb une forêt dont chaque arbre était une ombre. Certains petits et rachitiques d'autres anciens aux racines profondément entravés dans la magie verte et or de la changelin.
Elle finit par s'appuyer contre lui alors que son ombre s'enfonçait un peu plus en elle. C'était une sensation grisante et agréable comme si elle se dévoilait à quelqu'un sans aucun mot et l'absence d'hostilité de Caleb rendait les choses encore plus plaisante.
Certaines ombres se dérobaient sur son passage, d'autres venaient frôler la sienne ou même franchement la caresser.

Il n'eut conscience de son corps contre le sien que bien après qu'elle se soit rapprochée tellement Caleb était concentré sur ce qu'il découvrait d'Ishildur. S'il se sentit encore rougir et avoir chaud, il ne bougea pas d'un millimètre.
Il se demandait si ses ombres ressemblaient aussi à une forêt. En tous cas, il se sentait bien ici, apaisé. Un peu comme s'il était chez lui, sensation qu'il ne connaissait pas car il restait un étranger même dans la maison de Gerhard en Allemagne.
Son ombre ne chercha pas à rattraper celles qui s'enfuyaient, mais elle n'hésitait pas à rendre leurs caresses aux autres. C'était si chaleureux ! Est-ce que c'était cela qu'on ressentait quand on se laissait aller dans les bras de quelqu'un ? Est-ce que l'amour pouvait ressembler à cela ? La tendresse ? De ce qu'il avait compris de ses paroles, Ishildur n'en avait pas plus idée que lui.
L'espace d'une seconde, il eut envie de lui proposer de partir avec lui. Sans sa sorcière et sans son oncle. Juste tous les deux. Loin. Mais les mots de Gerhard résonnèrent cruellement à ses oreilles : "Tu n'es pas fait pour vivre seul", "tu es incapable de t'occuper de toi", "sans moi, tu n'es rien", "sans moi, tu serais déjà mort", "personne ne veut de toi à part moi" et tant d'autres du même acabit.

— Tu veux une des miennes aussi ? demanda-t-il dans un murmure.

Il ignorait quelles conséquences cela aurait, si même son ombre pourrait vivre dans Ishildur ou si la sienne pourrait vivre en lui, mais il voulait conserver ce lien avec elle. Avec le seul être qui lui ressemblait.