F01 LW - Caleb/Ishildur

Elles croisèrent deux ombres à Ishildur, se frôlèrent au passage, générant à nouveau ce sentiment de chaleur et de douceur.
Elles cherchèrent un endroit où se faire une place au sein de la forêt d'ombres de Caleb. Lorsque ce dernier s'endormit, il sentit qu'elle aussi plongeait dans le sommeil. C'était assez troublant de connaitre cela deux fois et d'avoir conscience autant des images qui pouvaient passer dans son esprit que des siennes. C'était moins clair que ses propres rêves, il sentait qu'il lui en aurait fallu plus. Et même si une part de leurs ombres étaient sur la défensive, peu ravies qu'on envahisse leur territoire, une autre avait envie de ce rapprochement si rassurant et sécurisant.

Bonne nuit Caleb.

Bonne nuit, Isil.

Caleb s'endormit un léger sourire sur les lèvres. Peut-être avait-il connu autrefois cette sensation de sécurité chaleureuse car cela rendait ses ombres nostalgiques, mais évidemment, il ne s'en souvenait pas. Ce n'était pas frustrant pour une fois. Il n'était plus seul. Il ne se souvenait plus de ses parents, de son passé, mais il avait Ishildur. Elle était sa famille, il le sentait au plus profond de lui.

Cette nuit-là, ses rêves l'emmenèrent dans une étrange forêt où les arbres avaient le tronc si blanc qu'il en était presque lumineux et les feuilles d'un rouge rubis éclatant. Les buissons et les plantes ne ressemblaient en rien à ce qu'il connaissait. Devant lui, marchait quelqu'un et quand Caleb posait ses yeux sur lui, il se sentait heureux. Il ne savait pas qui était cette personne, ni même s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme car il ne voyait jamais que l'ombre gigantesque pour lui qui était si petit. D'ailleurs, il n'était plus vraiment un être humain non plus. Dans ce rêve, il n'était qu'une ombre, toute petite et frêle, mais qui se tortillait avec enthousiasme pour avancer, balançant sa tête au rythme de l'air que l'autre chantonnait.
Une chanson que Caleb murmurait aussi dans son sommeil.

Il avait également conscience du rêve d'Ishildur comme si une télévision était allumée dans un coin sur un dessin animé délirant. Il y avait des bobettes partout sous toutes les formes et elles ravageaient la ville ce qui faisait beaucoup rire la changelin.
Dans les jours qui suivirent, ils profitèrent des corvées que trouvait la sorcière pour échanger leurs ombres et dupliquer leur savoir. Ainsi celle de la jeune fille apprirent l'allemand, les bases du dessin et plus de vocabulaire qu'elle n'en utilisait d'habitude.
Caleb en retour apprit de nombreux sortilège et comment utiliser le sac à malice de la sorcière quand il avait besoin de quelque chose. Il apprit aussi à tricoter.
L'étape de fondre et mélanger leurs ombres était plus délicate. Les sensations étaient très étranges, agréables mais elles avaient tendance à faire devenir Caleb écarlate alors Ishildur ayant pitié de lui avait proposé de reporter.
Sigyn apprit aussi de nombreuses choses au jeune homme, lui montrant certains ouvrages, la baguette de Meren et sa possibilité de faire apparaitre un dragon.
C'est d'ailleurs à cause de cette dernière qu'une nuit, Caleb se réveilla. Ishildur s'était endormie contre lui. Il savait qu'elle rêvait encore des Bobettes en vadrouille parce qu'il entendait ses ombres rire avec ce bruissement de feuilles.
Quand il s'approcha de la fenêtre, s'attendant à voir une chouette ou un renard, il aperçut entrain de paitre un dragon de la taille d'un cheval. Il portait une armure d'or et une selle où était suspendu un sac. A bien y regarder, un tissage magique était plaqué sur lui pour le faire passer pour une moto.

Caleb cligna des yeux plusieurs fois pour être sûr de bien voir et se pinça, mais il était bien réveillé. Selon comment il le regardait, le dragon devenait une moto ou inversement et grâce aux enseignements de Sigyn, il voyait sans mal le tissage du sortilège d'illusion.
Un instant, il sentit son estomac se nouer à l'idée que son oncle ait retrouvé leurs traces. Après tout, il avait été emmené par un dragon et il ne l'aurait pas étonné que Gerhard trouve le moyen de revenir avec l'un d'entre eux. D'un autre côté, si le vieux sorcier avait débarqué ici, Caleb doutait que la maison soit si calme...

— Isild, réveille toi, fit-il en murmurant. Y a un dragon devant la maison.

Ishildur ouvrit les yeux mais ne bougea pas du lit. Il faisait nuit, sa place était bien chaude pour rien au monde elle ne l'aurait quitté. Il suffisait déjà de devoir le faire le matin pour des raisons obscures.

— Peut être qu'elle joue avec son bâton. Ça lui arrive parfois dans son lit, dit elle.

— Si c'était ça, elle l'aurait fait apparaitre dans sa chambre, répondit-il sans saisir l'allusion.

Il avisa son amie. Il commençait à bien la connaître et il doutait qu'elle se lève. Elle n'était pas suffisamment curieuse pour cela. Lui, en revanche...
Il ouvrit la porte sans faire de bruit. Leur chambre était à l'étage, sous le toit, au sommet d'un petit escalier. Il s'approcha discrètement du bord du petit palier et tendit l'oreille.

Il n'entendait aucun bruit et pour cause, Sigyn flottait dans une bulle, les yeux grands ouverts, un rictus de colère plaqué sur le visage.

— Oh, fais pas cette tête, tu es encore plus affreuse, fit une voix familière.

Caleb se tétanisa : Gerhard ! Finalement, c'était bien lui ! Le jeune homme fit sortir une de ses ombres pour qu'elle rampe le long de l'escalier et lui donne un meilleur aperçu de la situation. Gerhard était devant la bulle, l'air triomphant. Il était habillé comme un motard, ce que Caleb ne manqua pas de trouver étrange, ne l'ayant jamais vu ainsi. Ses cheveux bouclés et sa barbe étaient plus longs qu'avant et il avait une méchante balafre sur la joue droite. Le jeune homme ne doutait pas que son "oncle" attende de lui remettre la main dessus pour la faire disparaitre.

— J'espère que tu en as pris soin, reprit le sorcier en paradant fièrement devant Sigyn.

Sigyn lui aurait bien dit le fond de sa pensée mais elle ne pouvait pas. Elle ignorait ce qu'était cette bulle, elle avait la sensation d'être coincée dans de la gelée avec un étrange parfum... de pomme. Elle pouvait respirer mais elle ne sentait plus sa magie et ne pouvait pas faire un geste. Elle ne pouvait que le fusiller du regard et prier pour qu'Ishildur fasse preuve d'instinct d'initiative juste une fois dans sa vie.

— Bon, je t'aurai bien fait la conversation, tout ça, mais tu sais bien ce que c'est : je suis pressé de retrouver ce qui m'appartient... et de prendre ce qui est à toi.

Il se tourna vers l'étage, mais Caleb avait déjà rampé dans la chambre.

— Caleb ! Sors de là, on rentre à la maison ! gueula le sorcier en allemand.

Le jeune homme se précipita vers Ishildur pour la secouer.

— Faut qu'on s'en aille. Vite ! C'est mon oncle !

Depuis qu'il était ici, Caleb s'était demandé deux ou trois comment il réagirait si Gerhard revenait le chercher. Il n'avait jamais vraiment trouvé de réponse, mais maintenant qu'il était au pied du mur, il se rendait compte qu'il n'avait pas envie de retourner avec lui.

Ishildur ouvrit ses grands yeux verts pour lui adresser un regard de gros chat courroucé. Elle avait profité de son absence pour prendre la place centrale du lit, bien au chaud sous l'edredon.

— Et alors ? On est plus fort que lui. On a qu'à lui mettre une ombre dans le crâne.

Elle se redressa pour s'assoir avec lenteur.

— Tu devrais le faire ce serait un bon exercice.

Ils entendirent le sorcier gueuler plus fort encore le nom de Caleb.

— Mais... ça le tuerait ! protesta l'adolescent.

Il n'était pas sûr d'arriver à faire ça, même si Gerhard était bien l'assassin de ses parents.

— Peut être pas. C'est un sorcier.

Elle se leva et passa les mains sur sa chemise de nuit. De blanc, elle passa à un noir profond bien plus discret.

— Essayons pour voir. Tu devrais mettre Numéro Trois, il est plus joueur que tous les autres. D'ailleurs, il serait temps qu'il montre un peu de quoi il est capable à part de se gonfler comme un moineau.

Ishildur avait l'air de croire que Caleb pouvait interchanger ses ombres fortes quand il le souhaitait, mais il sentait que Numéro 3 était d'accord avec elle. Il n'eut pas le temps de protester qu'elle prit le contrôle.
La jeune fille vit Caleb se redresser et plaquer ses cheveux en arrière pour dégager ses yeux.

— Je sais qu'à deux, on est plus forts, mais tu devrais même pas avoir à te fatiguer, assura-t-il.

Il passa mentalement en revue ce qu'il avait appris avec Isil tout en regroupant ses ombres. Celles-ci commencèrent à s'agiter à ses pieds.

— Ah ben t'as pas trainé cette fois, nota la jeune fille.

Pour la peine, elle laissa sortir quelques unes de ses ombres pour en faire des félins aux yeux d'émeraudes. Elle descendit les marches et fut surprise de voir la vieille sorcière flotter au plafond.

— Oh oh, mais que voilà.

Gerhard avait déjà grimpé l'escalier et son regard s'emplit de convoitise en voyant Ishildur, et pas seulement parce qu'elle était un changelin. Un joli p'tit lot comme elle, ça serait beaucoup plus agréable à fréquenter que ce crétin de Caleb.
Il n'eut pas le temps d'en dire plus que des branches serties d'épines redoutables poussèrent des "murs" de la maison pour venir l'emprisonner à son tour et que Caleb se montra, passant devant Ishildur. Ce n'était pas tant qu'il comptait la protéger qu'il souhaitait s'occuper lui-même du vieux renard.

— Bonsoir, mon "oncle".

Gerhard soupira et leva les yeux au ciel. Ce n'était pas cette lavette de Caleb qui lui faisait face, mais cette détestable autre personnalité. Evidemment. Enfin, ce n'était pas comme s'il ne savait pas comment la dégager ! Mais avant cela, il devait se défaire de cette prison d'épines. Alors que leurs ombres fondaient sur lui, Gerhard concentra sa magie et, dans un éclair de lumière il déchira les branches épineuses.

— ça picote un peu quand même... fit-il une fois libéré.

Son blouson de cuir et son jean étaient lacérés, mais il ne saignait pas. D'ailleurs, sa peau était recouverte d'un voile nacré qui donnait l'impression qu'il s'était aspergé de tout un tas de petites paillettes.

— Puisque tu as échoué, c'est mon tour, dit Ishildur.

Elle souffla une de ses ombres comme elle l'avait fait au bar de l'hôtel afin qu'elle puisse entrer dans les narines de Gerhard.

— Ah ! Pas de ça !

Gerhard recula en agitant la main devant l'ombre qui menaçait son nez. A nouveau, de la lumière jaillit de ses doigts, la faisant aussitôt reculer.

— Toi aussi, tu t'es planté, répliqua Caleb. A moi.

Il poussa un peu Ishildur pour prendre la place et posa sa main sur le mur. Une trainée de glace courut jusqu'aux pieds de Gerhard pour le stopper dans sa progression.

— C'est pas bientôt fini vos conneries ? gueula-t-il.

Il lança un sortilège qui repoussa Ishildur et Caleb en arrière de façon brutale, puis se dégagea de la glace. Il avisa les deux adolescents par terre.

— Vous allez me suivre à la maison bien gentiment maintenant.

— Non, dit Ishildur.

Elle s'assit sur la marche où elle était tombée. Elle resta un instant à fixer le vide. Finalement il y eut un bruit de verre brisé. Gerhard fut brutalement attaqué par deux chouettes effraie, toutes serres sorties. Caleb reconnut en elles les ombres de son amie.

Il maugréa quelque chose, un peu agacé de voir que Ishildur s'en sortait mieux que lui avec Gerhard. Ce dernier gueulait comme un putois, battant l'air des bras pour se débarrasser des chouettes et protéger ses yeux de leurs serres. Il glissa et se rattrapa de justesse.
Caleb voulut en profiter pour le pousser en arrière avec ses propres ombres. Il était même bien tenté d'en coller une dans le sorcier, comme l'avait suggéré Ishildur, mais alors que son ombre se précipitait vers la bouche ouverte de Gerhard, celui-ci eut encore recours à son sortilège de lumière. L'éclair fut si fort et si violent que toutes les ombres reculèrent de terreur et retournèrent se cacher au fond de leurs propriétaires, leur coupant le souffle.
L'instant d'après, il se tenait devant eux.

— Je ne vous veux aucun mal. Tu sais que c'est vrai, Caleb. Est-ce que je t'ai déjà maltraité ? Est-ce que tu n'as pas toujours eu à mange et un toit sans faire d'efforts ?

Mais le jeune homme était un peu sonné pour répondre.

Ishildur regarda longuement le sorcier alors que les oiseaux tombaient morts au sol.

— Vous allez tuer la vieille bique et je ne peux pas vous laisser faire ça, dit elle.

Gerhard jeta un oeil à Sigyn toujours dans sa bulle.

— Ma petite, ça fait des décennies qu'on essaye de se tuer l'un l'autre et on est toujours là.

Caleb se redressait, mais Numéro 3 s'était retiré.

— Si vous venez avec moi sans faire d'histoires, elle survivra. Promis, fit le sorcier en levant la main gauche et en posant la droite sur son coeur avant de cracher par terre.

— On a dit qu'on partirait avec le gagnant, dit Ishildur à Caleb.

Elle regarda Sigyn qui grimaçait un peu plus en entendant ses mots. Enfin autant que l'étrange gélatine lui permettait.

Laissons une de nos ombres dans le hibou. Ainsi, nous surveillerons Sigyn et si ça se passe mal nous l'aiderons à nous retrouver.

Gerhard regardait ses ongles comme s'ils étaient la chose la plus importante du monde alors que les yeux de Caleb allait d'Ishildur à Sigyn.

— C'est vrai qu'on a dit ça, répondit-il à haute voix tout en répondant mentalement par l'affirmative au plan d'Ishildur.
— Parfait. C'est plié, enchaina aussitôt le sorcier en claquant ses mains l'une dans l'autre. Allez chercher vos affaires, j'ai un dragon qui attend.

Il se pencha vers Ishildur avec convoitise.

— A propos de dragon, tu ne saurais pas où elle planque sa baguette et mon baton ?

Ishildur le regarda avec attention.

— Elle m'a dit que si un jour quelqu'un me posait la question, je devais répondre dans son cul. Mais il faudra la sortir de la boule de gelée si vous voulez vérifier, dit elle.

Elle tourna les talons pour remonter chercher ses affaires.