F01 LW - Caleb/Ishildur

Premier FB

Sigyn n'aimait pas venir en ville. Vivre à la campagne lui avait toujours mieux convenu. Même si elle ne restait pas souvent en place, construire une chaumière n'était jamais un soucis avec la petite Ishildur. Il suffisait de trouver un arbre et sa magie faisait le reste. Quant à son gourbis, elle avait depuis longtemps trouvé une formule formidable pour tout faire rentrer dans un vieux sac en cuir. Un vrai sac à malice que même Mary-Poppins lui aurait envié. Vivre en retrait à son âge était agréable car même si elle ne les faisait pas la plupart du temps, elle sentait souvent ses 108 ans se rappeler à elle.

— Ça pue.

— Tais-toi, fillette ! coupa aussitôt la vieille femme.

Elle croisa son regard dans une vitrine. Le sortilège était vraiment parfait. Elle avait copié un peu des traits de Ishildur dans sa blondeur, ses courbes généreuses et ses yeux verts en amande mais elle avait amélioré le tout. Là où son esclave avait un physique assez atypide, elle s'était coulée dans les critères plus actuel du monde moderne. Elle avait choisi des vêtements un peu seventies avec sa tunique et ses bottes hautes car c'était une époque qu'elle avait adoré et qui aujourd'hui était délicieusement vintage.
Ishildur en revanche semblait tout droit sortie d'une série historique. Elle portait une jupe cousue dans une toile de laine épaisse, un pull jacquard qu'elle avait elle-même tricoté (une fâcheuse influence de sa mère qu'elle n'arrivait pas à lui faire perdre) et des bottines en cuir mal-dégrossie. Ses longs cheveux étaient retenus dans une queue molle dont les mèches s'échappaient en bonne sauvageonne qu'elle était.
Un camion passa rapidement à côté d'elle et son esclave poussa un cri de peur en se réfugiant contre elle. Sigyn soupira et se reprocha de ne pas l'avoir emmenée en ville avant ses quinze ans mais elle avait eu peur que son expérience dans la petite ferme prenne plus d'ampleur ici. Elle n'aurait jamais dû l'envoyer travailler chez ces arriérés. Elle aurait dû se douter que ça attirerait plus de problèmes que d'argent. L'appât du gain lui avait déjà attiré des soucis quand elle était plus jeune, il fallait croire qu'avoir passé le siècle ne lui avait pas fait gagner en sagesse.

— Ce n'est rien. C'est comme le tracteur, dit elle agacée en la repoussant.

Elle s'arrêta devant un café et un sourire passa sur ses lèvres. C'était donc vrai. Son vieil ennemis était revenu en Islande. Est-ce qu'il la cherchait elle ou voulait-il trouver un changelin. On en débusquait plus ici sur cette terre de légende que les Huldres affectionnaient qu'ailleurs.
Ses yeux glissèrent sur Ishildur qui lui collait toujours aus basques, jetant des coups d'oeil effrayés autour d'elle. Elle ne pouvait pas se présenter avec la gamine, ce serait trop risqué. Elle lui avait volé un changelin, il voudrait sûrement lui prendre la sienne. Surtout que c'était une fille. Il avait toujours aimé les femmes...
Il était plus jeune qu'elle mais il ne lui avait jamais témoigné de respect pour ça. C'était tout de même grâce à elle qu'il avait découvert le fabuleux réservoir de magie que représentait un changelin. Elle n'aurait jamais dû en faire son apprenti. Ou alors elle n'aurait pas dû le mettre dans son lit. Il fallait dire qu'il était tellement ambitieux et qu'elle, elle commençait à s'éloigner de ses vertes années... Ils s'étaient bien amusés avant que ça ne vire en eau de boudin.

— Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi, ici, soupira Sigyn en regardant cette grande fille gauche se dandiner près d'elle.

Si elles avaient été chez elle, elle l'aurait laissée divaguer dans la campagne, le seul risque étant qu'elle fasse pousser des forêts qui n'étaient pas là avant... Mais bon il fallait bien donner un peu de travail aux chercheurs du coin et alimenter les croyances populaires. Ses yeux glissèrent sur un magasin et un sourire passa sur ses lèvres.

— Tu vas m'attendre dans ce magasin. Il y a du tissus, des boutons et des tas de choses pour te créer une poupée plus jolie que celle que tu trimballes.

A ces mots, la chose en tissu qui dépassait du sac en bandoulière de la jeune fille, redressa la tête et agita sa cuillère en bois vers Sygin en marmonnant rageusement :

— Bobette jolie. Bobette pas bobo. Bobette la plus belle des bobettes.

Sygin était affligée par le niveau intellectuelle de la poupée de chiffon mais c'était sa faute. Fascinée par la capacité de son esclave à faire vivre cet immondice indépendamment de sa personne, elle lui avait laissé trop de place. Et c'était d'ailleurs à cause de ce jouet que la gamine c'était mis en tête de coller des ombres dans les êtres humains. Pas que le sort de l'avocat ou du fils du fermier importe grandement à la sorcière mais semer des cadavres n'était pas le meilleur moyen d'avoir une vie tranquille.
Elle attrapa le menton de l'adolescente pour qu'elle la regarde dans les yeux.

— Tes ombres restent en place, compris. Dedans. Pas dehors. Tu regardes ce que tu veux et si tu es sage, je viendrais te l'acheter. Tu remplis un petit panier qu'il donne à l'accueil et tu m'attends. Tu ne parles pas.

Elle regarda la poupée et soupira :

— Bobette non plus sinon Bobette a la poubelle.

Les pupilles de Bobettes s'étrécir et elle voulut brandir sa cuillère en représailles mais Ishildur la retint et la renfonça dans le sac, étouffant au passage ses protestations incompréhensibles.
Comment diantre avait elle pu pousser la magie jusqu'à réussir à faire parler un simple objet... Assurément, elle ne voulait pas que son ennemis voit de quoi était capable sa nouvelle changelin.
Elle la regarda traverser la rue avec prudence puis entrer dans le magasin. Elle regarda le ciel et pria pour qu'aucune catastrophe ne se produise pendant qu'elle aurait le dos tourné. Puis avec un grand sourire, elle entra dans le café, bien décidé à écouter un peu le sorcier avant de venir lui agiter son beau décolleté sous le nez. Il avait toujours été sensible aux fortes poitrines, elle ajusta sa magie pour gonfler un peu plus sa tunique histoire d'être sûr de capter son attention. Elle prit une inspiration puis elle entra d'un pas décidé.

Gerhard sirotait sa bière lentement. Il ignorait où elle avait été brassée, mais ce n'était vraiment, mais vraiment pas fameux. Rien ne valait les bières allemandes de toute façon. Son pays lui manquait un peu, comme toujours lorsqu'il s'en absentait trop longtemps. Après l'Islande, il rentrerait quelques temps. Ce serait nécessaire s'il dénichait un nouveau changelin comme il l'espérait. Plier Caleb à sa volonté avait été plus que facile, mais il n'aurait pas la même chance deux fois.
Il reposa son verre sur le carton à l'effigie du café et essuya sa moustache pleine de mousse, laissant son regard glisser machinalement sur les autres clients. Il repéra aussitôt la femme qui venait d'entrer, deux magnifiques obus cachés sous son chemisier. Le reste de l'emballage valait le coup d'oeil. Elle méritait bien un 8/10 celle-là.
Le sorcier se félicita d'avoir modifié son apparence pour celle d'un quarantenaire élégant, à la barbe poivre et sel parfaitement taillée. Une version améliorée de lui à cet âge à vrai dire. S'il voulait attraper de la chair fraîche, il ne pouvait décemment pas se présenter avec ses 80 ans passés, ses rides et sa peau sèche.

— Va faire un tour, fit-il en tournant la tête vers le gamin assis sur la banquette en face de lui.

Caleb leva les yeux de son carnet de croquis. Gerhard soupira en le voyant le regarder comme une poule qui venait de trouver un couteau. Parfois, il se demandait si le môme avait la lumière à tous les étages. Il sortit son portefeuille de la poche intérieure de sa veste et lui tendit quelques billets.

— Va t'acheter un truc, ce que tu veux. Enfin, pas de bestiole. J'ai pas besoin d'en avoir une autre à nourrir.

C'est que Caleb bouffait comme quatre depuis quelques années. C'était ça, les adolescents à ce qu'on racontait : ça vous pillait le frigo et les placards dès que vous avez le dos tourné ! Et bien qu'il ressemble toujours à une crevette, il dévorait encore et encore. A se demander où il mettait tout ce qu'il engloutissait ! S'il ne s'étoffait pas, il grandissait. Rien que cette année, il avait coûté cher à Gerhard en fringues et en godasses. Le gamin avait changé de pointures deux fois en 6 mois ! Il fallait espérer que ça s'arrête un jour.

— T'as bien compris ?
— Oui, mon oncle.
— Alors, file. Ensuite, tu rentres à l'hôtel pour 18h pétantes et tu m'attends.

Caleb hocha la tête. Aller faire un tour lui allait bien mieux que de rester ici, au milieu de tout ce brouhaha. Il devait bien y avoir un coin dehors où il pourrait se poser pour continuer à dessiner.

Sigyn se leva comme pour aller aux toilettes et rentra sciemment dans Caleb. Elle se rattrapa à lui en s'excusant. Sa magie s'accrocha aussitôt au jeune homme comme un tique sur un chien. Elle essayerait de pomper un peu plus tard, ne souhaitant pas se faire repérer. Elle ne savait pas si ce garçon était un changelin ou un simple sorcier mais elle était certaine que Gerhard avait une bonne raison de trainer avec lui. Et si c'était le cas, elle voulait la connaitre.

— Je suis tellement maladroite, bafouilla-t-elle en se frottant encore un peu à lui.

Les joues de l'adolescent s'étaient tellement empourprées qu'on aurait pu croire qu'il allait exploser comme une cocotte-minute sous pression.

— Heu... Pardon... Je... bafouilla-t-il en allemand avant de se reprendre pour l'anglais mais avec autant de succès.
— Mais ce que tu peux être empoté, soupira Gerhard en se levant pour l'écarter de la femme.

Il sourit à cette dernière.

— Veuillez excuser mon neveu. Il est très maladroit.

Il le poussa sans ménagement vers la sortie. Caleb s'emmêla un peu les pieds et faillit se vautrer. Il se rattrapa in extremis à une chaise qu'il faillit emporter dans son élan. Gerhard leva les yeux au ciel : docile, certes, mais débile.

Son neveu. Comme si ce vieux fou pouvait avoir de la famille vivante. Il les avait tous englouti sous son ambition démesurée. Sigyn lui sourit de toutes ses jolies dents blanches. Même si dans la réalité sans ce joli sortilège, elle ne pouvait compter que sur son dentier.

— Ce n'est pas de sa faute... J'ai été troublée sur ma route par ces effluves viriles qui semblait émaner de par là.

Elle envoya sa magie. Caleb sentit comme une piqure mais il avait eu tellement chaud quelques secondes plus tôt qu'elle fut certaine qu'il n'en remarquerait rien. Elle tressaillit et sentit le sang dans tout son corps s'activer sous l'afflut de magie brute. Si elle n'y avait pas été habituée avec son esclave, elle aurait défailli de plaisir.  Des effluves viriles... Des effluves de magie pure plutôt. Quel vieux grigou... Ses yeux le quittèrent pour glisser sur Caleb qui fuyait le café. Il devait guère être plus vieux que son Ishildur...

— Puis-je vous offrir un verre ?

Il posa sa main sur son bras pour ramener son attention sur sa personne plutôt que sur Caleb qui détalait. De plus près, elle était encore plus consommable. 8.5/10 finalement. Peut-être même 9.
Il en profita pour lancer sa magie vers elle très discrètement. C'était un réflexe autant de prédateur que de sauvegarde. On n'était jamais trop prudent. Il trainait tellement de sorcières sans scrupules prêtes à le vider de sa magie avant qu'il ne leur fasse le même coup.

Elle sourit sous sa chatouille magique. Quel amateur ! Il ne rencontra que du vide. Elle savait créer sa coquille et surtout la rendre invisible.

— J'attends quelqu'un mais... Pourquoi pas, minauda-t-elle. Vous n'êtes pas Islandais !

Il glissa sa main dans le creux de son dos pour l'entrainer vers une chaise.

— Je suis allemand.

Il fit signe au serveur de rappliquer et s'assit en face d'elle.

— Je fais faire le tour d'Europe à mon neveu. Il n'est pas très dégourdi, j'espère que les voyages vont le décoincer un peu.

En même temps, Gerhard n'était pas mécontent que Caleb ne soit pas un coureur de jupons. Cela aurait été autrement plus compliqué à gérer.

— Le décoincer ? Je ne parle pas très bien anglais, je ne suis pas sûr de comprendre, avoua-t-elle avec un ravissant sourire.

Elle commanda un verre de vin.

— Aucune importance, fit-il en écartant le sujet d'un revers de la main.

Il commanda un verre du même vin et sourit à la femme en réponse. Son regard glissa un instant de son sourire à sa poitrine. Oui, vraiment, ils avaient l'air parfaits. Il avait très envie de tâter maintenant.

— Cela fait longtemps que vous êtes ici ?

Elle pourrait bien lui faire visiter quelques coins sombres où le déposséder de son bien. Elle accompagna sa pensée d'un sourire.

— Deux ou trois jours. J'ai à peine commencé à visiter la ville.

Il avait surtout eu à peine le temps d'installer sa boussole à changelins. Il doutait en trouver un en ville. Ces êtres-là préféraient généralement la campagne. Enfin, il n'était pas non plus un spécialiste, il fallait bien l'avouer. Il n'en était qu'à son 2e changelin. Il avait volé le premier à cette vieille peau de Sigyn et l'avait perdu. Il lui avait fallu des années et un road trip au fin fond de l'Irlande avant de trouver Caleb. Mais le gamin ne suffisait pas à ses ambitions. Gerhard avait toujours voulu plus. Plus de pouvoir, plus de magie, plus d'espérance de vie, plus de tout.

— La ville... Ce n'est pas le plus intéressant. Je vis à une trentaine de kilomètres. Si vous aimez les sources d'eau chaude où vous baignez nu, j'en connais des tas... C'est à faire quand on vient ici.

Elle glissa sa main sous la table et avec son ongle traça un glyphe. Elle aurait bien craché pour l'activer mais cela aurait fait mauvais genre. Elle porta son verre à ses lèvres pour laisser sa salive se mêler au vin et quand elle le reposa, le renversa malencontreusement.
Elle se perdit en excuse et attrapa des serviettes pour venir éponger l'entrejambe du sorcier. Là encore, cela devrait suffire à le faire ignorer l'activation du glyphe.

Il avait juré en allemand quand le vin était venu s'étaler sur son pantalon clair, mais son geste l'empêcha de l'engueuler. Il voulait bien perdre une fringue si elle était disposée à approcher cette partie de son anatomie.

— Il est foutu...

Il posa sa main sur celle de la femme, la laissant sur sa cuisse.

— Je vais devoir rentrer me changer. L'hôtel a un bar avec un excellent vin. Cela vous tente ?

Gerhard n'était pas un séducteur, sinon il n'aurait pas besoin d'user de magie pour avoir une femme dans son lit. Un petit sortilège et hop ! les inhibitions tombaient et elles avec ! Mais peut-être qu'il n'en aurait pas besoin avec celle-ci.

— J'attends ma petite soeur hélas... Et elle n'a pas de téléphone portable. Ce soir peut être ? proposa-t-elle.

Son glyphe glissa jusqu'à sa main libre. Elle vint aussitôt la poser sur celle du sorcier qui tenait encore l'autre.

— Je saurais me faire pardonner, dit elle avec un sourire.

Gerhard eut un frisson le long de sa colonne vertébrale mais là encore il put imaginer que c'était les charmes de la jeune femme qui le troublait. Avec ce petit invité en lui, elle saurait où il vivait et elle entendrait ses propos dans sa tête. Hélas ça ne durerait pas. Elle se doutait bien qu'il avait un sortilège en lui qui combattrait le sort mais le petit plus de son sort d’espionnage c'est qu'après avoir éliminé la menace... le sorcier oubliait qu'elle avait eu lieu. Donc même si dans les heures à venir il se rendait compte qu'il y avait un mouchard, son esprit oublierait dès qu'il l'aurait ôté.

Gerhard se sentait tout émoustillé. Ce petit frisson était bien agréable. Il y avait bien un petit truc qui le titillait, mais le sourire de la femme, sa poitrine dont il pouvait deviner la naissance grâce à son décolleté et la promesse de ses mots lui firent oublier rapidement.

— Ce soir, très bien. Où nous retrouvons-nous ?

— Retrouvons-nous au bar de votre hôtel justement.

Peut être que si elle l'occupait, il mettrait le gamin dehors et elle pourrait le cueillir avec Ishildur. Il allait bien lui falloir deux heures pour la briefer sur le sujet.

Le sorcier sourit tout en gardant sa main sur la sienne.

— C'est parfait.

Il allait devoir occuper le gamin. Enfin, le virer de la chambre plutôt. L'occuper serait facile : un bloc notes et des crayons et il lui foutrait la paix. Il aurait même le droit de commander autant de chocolats chauds qu'il voudrait.

Sigyn prit l'adresse, assortit ses mots de quelques minauderies et se pressa vers la sortie. Elle sentait que ce serait facile. Tellement facile... Il était si prévisible. Elle jeta un oeil vers la boutique et fut soulagée de voir que la gamine y était toujours. Elles allaient avoir du boulot.

Sigyn regarda Ishildur se laisser tomber sur le lit sans aucune grâce. Grasse. C’était bien cela qu’elle devenait. Ses vêtements amples le dissimulait mais elle commençait à avoir les cuisses de sa mère en plus de son opulente poitrine. Il y avait des hommes qui aimait les femmes bien en chair comme elle, d’autant qu’elle avait cette longue chevelure blonde et ses yeux en amande d’un vert intense mais Sigyn venait d’une famille de femme petite et svelte, elle voyait donc d’un mauvais oeil tant d’indolence corporelle. Enfin si elle n’avait été que corporelle… Quand elle la voyait fixer le plafond ainsi elle doutait fortement qu’il y eut quelque chose dans cette caboche. Elle aurait pu passer ses journées à brouter de l’herbe…

— Va te laver, ordonna-t-elle.

— Mais on est pas dimanche, protesta Ishildur en se redressant.

Sigyn soupira devant sa capacité en revanche à discuter tout le temps tout ce qu’elle pouvait lui demander. Elle lui montra une porte close.

— Il y a une salle de bain comme dans la ferme où tu travaillais. Tu peux te doucher et surtout te savonner.

A cette idée, l’adolescente fit la grimace et coula un regard vers ses sacs. Il y avait tant de trésors là dedans.

— Tant que tu seras pas propre, tu ne pourras pas tricoter. Et puis, il va falloir qu’on discute toutes les deux. Tu vas devoir me rendre un service.

Cette idée parut être plus convaincante que le reste pour fuir dans la salle de bain. L’adolescence était une période insupportable pour les parents. Elle avait été mère dans une autre vie. Elle était peut être même grand-mère sans le savoir et elle faisait tout pour rester dans cette ignorance. Si elle avait accepté de remettre ça c’était uniquement parce qu’Isildhur n’était pas une enfant humaine. Pour autant, elle parvenait malgré tout à être pénible.
Elle se positionna devant le miroir et se deshabilla. Son corps était parfait mais elle se rendit compte que les seins tombaient un peu contrairement au début de la journée. Elle soupira et chercha une cigarette dans son sac.

— Quand tu auras fini, tu viendras me donner de la magie, cria-t-elle.

Quelques secondes plus tard, la changelin était là. Sigyn plissa les yeux et la regarda avec méfiance.

— Déjà ? Tu es sûr que tu t’es savonnée ?

Elle avait bien les cheveux humides et une serviette autour du corps mais cela faisait à peine cinq minutes qu’elle était entrée dans la salle de bain.

— Pourquoi donc as-tu autant de soucis dès qu’il s’agit de se laver.
— Ce n’est pas naturel, marmonna Ishildur en marchant jusqu’au petit sac pour sortir une nouvelle tenue.

Les yeux de Sigyn glissèrent sur son dos. Elle avait encore des marques. Avec toute sa magie et ses ombres, elle avait cru que ça guérirait. Tous ces coups de fouet qu’elle avait pris enfant n’aurait pas dû laisser de cicatrice. Qu’avaient donc fait ces vieux paysans pour réussir à marquer ainsi sa chaire ?

— Ne mets pas ça… Je veux que tu sois jolie.

Ishildur tourna la tête vers elle et la regarda avec un mélange de scepticisme et de méfiance.
— Jolie ? Ça sert à rien et ça va me fatiguer…

Elle voyait bien toute la magie que la sorcière dépensait pour ça. Elle n’avait aucune envie d’en faire autant.

— Je veux que tu plaises à un garçon.

Les yeux en amande de la gamine se firent ombrageux.

— Vous aviez dit que je pourrais tricoter ! Je me suis savonnée ! dit elle avec une colère froide comme si on venait de lui tendre un piège.

Sigyn soupira et fouilla dans son sac pour en sortir une robe fleurie. Elle usa de sa magie pour la mettre à la taille de l’adolescente.

— A cette vitesse, tu ne t’es sûrement pas savonner la minette et les pieds ! Ne me prends pas pour une idiote. Et puis ce n’est pas un garçon comme les autres. C’est un enfant du démon comme toi.

Ishildur s’était apprêtée à mentir éhontément sur l’usage de la savonnette mais elle resta sans voix aux paroles de la vieille femme. Elle remarqua que ses seins étaient entrain de se flétrir d’une manière très vilaine. Elle consommait de plus en plus de magie pour que tout reste en place.

— Vous aviez dit que j’étais la seule… et que je serai toujours seule…

La sorcière lui sourit et lui colla la robe dans les mains.

— Réjouis-toi alors ! Vous êtes deux et il possède un pénis ! Quelle chance tu as aujourd’hui ! En plus, il a l’air aussi empoté que toi.

— Qu’est-ce que ça peut faire qu’il ait un pénis ?

Sigyn soupira à sa question. Elle sortit un athamé et fit une incision sur le bout du doigt de la jeune fille. Elle se mit à chanter pour appeler la magie à elle, faisant par là même regonfler sa poitrine comme deux ballons.

— Le fils du fermier ne savait peut être pas se servir du sien mais quand tu trouveras un homme qui l’utilises à bon escient tu comprendras que c’est une bonne chose.

— A bon quoi ?

Pourquoi fallait il qu’elle soit si crétine ? Cela faisait tout de même huit ans qu’elles vivaient ensemble ! Pourquoi ne la prenait elle toujours pas en modèle ?

— Peu importe. Mets cette robe ! On va attacher tes cheveux aussi… Je veux qu’il te remarque. Il faut espérer que votre nature commune suffise… Ce serait quand même bien que tu le touches tout le temps et que tu le laisses en faire autant.

Ishildur se laissa habiller comme une petite fille, son visage exprimant toute ma lenteur de sa compréhension à ces consignes.

— Faut que je mette une ombre en lui ?
— Non ! Pardi non ! Mais tu vas arrêter de mettre tes ombres partout ! Tu les gardes à l’intérieur… C’est une vraie maladie chez toi…

L’adolescente soupira à la remontrance. Elle regarda Bobette sur le lit qui tentait de tirer un bout de tissu du sac.

— J’aime bien regarder dedans les gens…
— Non. On ne regarde pas de cette manière. Tu vas utiliser tes yeux et si tu dois mettre quelque chose, ce sera juste ta langue dans sa bouche.

Ishildur fit la grimace en laissant échapper un « trop dégueux ». Sigyn la laissa pour aller s’habiller et cacher sa désapprobation. C’était une chance qu’elle ne soit pas fleur bleue et si peu attirée par les jeunes de son âge mais elle aurait préféré que le changelin les suive volontiers… Et il était plus facile d’attraper un chien en rut qu’un chien effrayé… Surtout s’il était loyal au sorcier. Elle avait bien tenté d’écouter leurs échanges mais le gamin ne semblait pas être un grand bavard. Difficile de se faire une idée le concernant.

— Nous allons aller dans un autre hôtel que celui-là. Je vais te laisser seule à une table et tu me verras partir avec un homme. Dès que ce sera fait, tu iras voir l’enfant du démon. Cherche-le avec tes ombres…

— Mais je croyais que je devais pas les laisser sortir…

— Tu peux les utiliser sans les montrer ou sans les mettre dans qui que ce soit, Ishildur ! s’écria Sigyn franchement agacé.

Elle eut en réponse un regard bovin et une moue boudeuse.

— Non… C’est pas facile de faire ça…

C’était bien plus facile de les déployer et de les laisser faire ce qu’elles voulaient. Comme dans la ferme quand elle tout fait voler dans les airs…

— Alors ce sera un excellent exercice. Et si je ne suis pas fière de toi, je reprendrais tout ce que je t’ai acheté. Bobette n’aura pas d’amis.

La poupée en lâcha le tissu et roula par terre. Elle se redressa et pointa sa cuillère en bois vers la sorcière en protestant :

— Entrailles de poule ! Tête de cul !

En réponse Sigyn la fit voler jusqu’à la poubelle. Elle l’entendit se débattre pour tenter d’ouvrir le couvercle sans succès et dans un florilège de juron étouffé par le métal.
Ishildur alla la délivrer non sans adresser un regard empreint de reproche à la vieille femme. Mais cette dernière était partie se faire belle dans la salle de bain. Elle posa Bobette sur le lit et lui remit en place son bras.

— Un autre comme moi. T’en penses quoi ?
— Bobette a la cuillère ! Bobette pas laisser faire ! dit la poupée avec un air farouche.

Ishildur regarda par la fenêtre.

— Il est mauvais comme nous. On devrait le battre comme plâtre… Pourquoi elle veut qu’on lui fasse des bisous ? Elle veut un petit tu crois ?
— Bobette protège !

En illustration, elle sortit du sac la grande paire de ciseaux à tissus. Ishildur savait qu’elle s’en voulait beaucoup de pas avoir été là quand Asjar avait joué à mettre son pénis un peu partout. Elle avait eu un peu mal au début mais après quand il avait commencé à être tout joyeux, elle s’était amusée aussi. Elle aimait moins ce qu’il lui disait. Elle savait bien qu’elle était pas très maligne mais elle aimait pas qu’on lui dise. Quand elle avait compris qu’il allait vendre la ferme de ses parents dans leur dos, elle avait voulu protéger Mary et John mais apparemment elle s’y était pas prise comme il fallait.
Elle avait bien aimé mettre une ombre en lui même s’il était pas beau dedans. Il était plein de mauvaises pensées et il faisait des choses pas bien aux filles qui lui disaient non. Il faisait du chagrin à tout le temps. Pendu au plafond il ne pouvait plus faire du mal.
Elle s’installa dans le fauteuil près de la fenêtre avec son tricot. Elle aurait peut être le temps de faire quelques rangs avant qu’elle sorte. Elle n’avait pas trop compris ce qu’elle était censée faire avec le garçon comme elle mais elle trouverait bien. Si elle redemandait à Sigyn ça la mettrait de mauvaise humeur. Elle ne voulait pas qu’elle lui prenne toutes les jolies choses qu’elle lui avait acheté. C’était pas souvent. C’était même jamais alors… Elle était prête à tout pour les garder.

— Tu restes à cette table. Tu ne bouges pas tant que tu ne le vois pas. Il a les yeux bleu comme la glace...
— C'est blanc la glace.
— Ne commence pas.
— Je pourrais en manger une en attendant ? Une avec de la chantilly ? Demanda Ishildur avec espoir.

Déjà qu'elle n'avait pas eu le droit de prendre Bobette avec elle... Elle pouvait bien se réconforter avec un truc qu'on ne mangeait jamais dans les bois.
Sigyn aperçut Gerhard. Elle n'avait plus le temps de se perdre en palabre.

— Oui. Mais tu ne le laisses pas partir et tu le ramènes dans notre hôtel à nous. C'est bien compris ? Tu lui fais croire qu'il pourra te tripoter. Ça marche avec tous les hommes...

Surtout si le sorcier était devenu son modèle. Il avait peut être moins de difficultés qu'elle. Elle abandonna la gamine avec le serveur et fila vers le sorcier avant qu'il ne la remarque.

Gerhard gonfla le torse et se redressa en voyant son rendez-vous. Il lissa sa moustache et poussa Caleb un peu fortement dans le dos pour qu'il avance.

— Va t'installer et ne remonte que si je t'en donne l'autorisation, c'est compris ?

Caleb bascula en avant et se raccrocha à son sac qu'il portait en bandoulière.

— Je peux commander un chocolat chaud ?
— Commande ce que tu veux, mais tu ne bouges pas d'ici. Je ne veux pas te courir après dans toute la ville.

Gerhard lui avait déjà donné toutes ses instructions avant de descendre, mais il valait mieux répéter. Caleb avait la fâcheuse tendance à oublier les consignes si sa cervelle de moineau se perdait dans ses rêveries d'artiste. Combien de fois l'avait-il laissé quelque part pour le retrouver ailleurs parce qu'il avait suivi un papillon ?

— Demain, on ira se promener en dehors de la ville. Tu auras l'occasion de croquer tout ce que tu veux là-bas.

Le regard de l'adolescent brilla à cette perspective. Il ne connaissait rien de l'Islande en dehors des brochures touristiques et de ce qu'il avait lu sur internet. Les photos l'avaient subjuguées et il rêvait de pouvoir dessiner les paysages.

— On pourra aller dans les montagnes ? demanda-t-il avec espoir.
— Qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre dans les montagnes ?
— Non. Rien.
— Banquette. Chocolat chaud. Pas bougé. Compris ?

Caleb hocha la tête et s'éloigna pour se trouver une table près de la fenêtre. S'il ne pouvait pas sortir pour se gorger de la ville la nuit, il pouvait observer de là et prendre des notes, des croquis qu'il pourrait réutiliser ensuite. Il allait avoir le temps si Gerhard obtenait ce qu'il voulait de cette femme. Si elle savait quelle tête il avait vraiment, elle sourirait moins, mais évidemment, Caleb n'en dirait rien.
Il s'assit et remonta les manches de son sweat à capuche avant de sortir son carnet de croquis et sa trousse contenant crayons et marqueurs.

Ishildur jeta un oeil vers Sigyn qui avait dédaigné une table pour entrainer l'homme vers la chambre en racontant qu'elle avait une tâche sur son chemisier et qu'elle devait impérativement l'enlever. Elle ne parvenait pas à savoir si elle parlait de la tâche ou du chemisier. Enfin ce serait sûrement les deux. En général, la sorcière ne fréquentait pas trop les mâles. Ou juste des sorciers pour leur voler à eux aussi de la magie. Enfin parfois elle faisait des exceptions pour ceux qu'elle trouvait jeune, beau et vigoureux. Cet homme là ne semblait posséder aucun de ces attributs aux yeux de la changelin. Et pour cause, elle voyait sans mal son tissage magique. Elle se demanda si l'enfant démon voyait aussi la vieille carcasse de Sigyn sous tous les tissages complexes dont elle se bardait... Un par élément de son anatomie. Aux yeux d'Ishildur cela faisait beaucoup de couleurs. Rien d'harmonieux. Et ça expliquai pourquoi ses seins se dégonflaient en premier. Le tissage n'était pas très abouti mais elle se serait bien garder de lui dire sans quoi elle l'aurait fait travailler sur un rituel plus performant. Rien que d'y penser ça lui collait mal à la tête. La sorcière disait qu'elle était paresseuse. Elle le disait tout le temps.

— Voici votre glace, mademoiselle.

Ses yeux brillèrent devant les trois boules colorés, la chantilly et les petits vermicelles. Bobette aurait plongé sa cuillère avec gourmandise en voyant ça. Elle s'ennuyait à l'hôtel. Elle en était à sa deuxième cuillères lorsqu'elle se rappela qu'elle était censée chercher le garçon. Elle lança une ombre qui se mit à serpenter vers le sol. Quand une personne cria devant ce qu'elle imagina être un serpent, elle se rappela qu'elle ne devait pas les montrer. Elle soupira et la rappela.

— Mais comment je peux lancer une ombre en la cachant, soupira-t-elle.

Elle replongea sa cuillère dans la glace. Peut être en la mettant dans le serveur... Il se déplaçait partout dans la pièce...

Le cri avait sorti Caleb du chocolat chaud qu'il était en train de siroter avec plaisir. Il posa la tasse pour ne pas la renverser. Cela aurait été dommage d'éclabousser son sweat neuf et surtout son carnet à dessin. Il jeta un coup d'oeil vers les autres tables et entendit le mot "serpent". Aussitôt, son regard s'alluma et il se mit à genoux sur la banquette pour essayer de repérer l'animal. Comme il ne voyait rien, il s'extirpa de sa place pour se mettre à quatre pattes et regarder sous les tables.

— Vous savez, il a sûrement eu plus peur que vous, fit-il très doucement à la personne qui avait crié. Vous l'avez vu partir par où ?

Le pauvre petit serpent devait être terrorisé.

Ishildur ne trouvait plus ce fichu serveur maintenant. En revanche, elle aperçut quelqu'un qui cherchait son ombre. La femme désigna sa table. C'était pas poli de montrer du doigt. Souvent quand elle était petite, on la montrait du doigt comme ça. On avait peur comme ça. Elle aimait pas ça. Elle ouvrit sa main et l'approcha de sa bouche pour souffler doucement dessus. Rien son ombre invisible avait dit Sigyn. Comme de la poussière. Son ombre se divisa en une multitude de petit flocon noir imperceptible et entra dans les narines de la femme.

— Là bas. Je suis sûr qu'il...

Ishildur la fit taire. C'était petit et étriqué dedans. C'était remplis de peurs. Peur des serpents. Des araignées. Des chiens. Des noirs et des arabes. Ishildur n'en avait jamais vu mais ça semblait être des humains comme les autres. Peur des hommes qui s'embrassaient. Comment pouvait on vivre dans toute cette peur. Elle regarda le jeune homme avec les yeux de cette femme.

Caleb était presque à plat ventre pour retrouver le serpent.
Il devait avoir un an de moins qu'Ishildur à peu près. Même si Gerhard râlait qu'il grandissait tout le temps, en réalité, il ne poussait pas tant que ça et devait tout juste atteindre le mètre soixante-quinze. Il n'était pas très épais non plus sous son grand sweat. Sa peau était plutôt pâle et comme l'avait dit Sigyn, ses yeux étaient bleu très clair, rappelant la couleur des glaciers.
Caleb cessa de chercher et releva la tête vers la femme, plongeant ses yeux dans les siens. Il avait eu une étrange sensation lorsque Ishildur avait fait éclater son ombre, comme quelque chose de familier mais d'impossible à définir.
L'adolescent ignorait ce qu'il était. Gerhard s'était bien gardé de lui expliquer qu'il était un être magique créé par des créatures d'un autre monde. Son oncle n'expliquait pas grand-chose de toute façon, pas même pourquoi il lui prenait sa magie régulièrement. Enfin, ça, Numéro 3 dirait que c'était uniquement parce qu'il était vieux, fripé et sénile et que sans lui, il n'était plus bon à rien.

— Je crois qu'il n'est plus là, répondit-il finalement en se relevant, époussetant son jean.