F01 LW - Caleb/Ishildur

— C'est toi le garçon, dit la femme.

Sa voix et sa façon de parler était différente. Plus atone. Plus calme. Moins dans les aigus que lorsqu'elle parlait du serpent. Ishildur sentit que son esprit commençait à vaciller. Il faudrait qu'elle l'envoie dans les toilettes quand elle n'en aurait plus besoin.

— Tu sais que tu es l'enfant du démon ? demanda-t-elle avec curiosité.

Caleb fronça les sourcils, intrigué et un peu mal à l'aise. Il ne parlait pas souvent aux femmes, mais cette fois, ce n'était pas cela qui le dérangeait.

— Quoi ?

Caleb n'avait jamais appris l'islandais, mais il le comprenait très bien, même s'il n'avait aucune idée de comment c'était possible. Il s'en était rendu compte en arrivant ici, mais ne l'avait pas dit à son oncle. Il n'avait aucune envie de se faire engueuler pour quelque chose dont il n'était pas responsable. Pour autant, il n'était pas sûr que cela marche très bien. Avait-elle dit "enfant du démon" ?

Elle ignorait ce qu'il avait pu dire mais ça ressemblait à une question.
Elle s'approcha et posa sa main sur son bras.

— Je ne peux pas te toucher ici. Si je le fais, ce corps va tomber raide-mort à tes pieds et je vais me faire gronder. Rejoins-moi à ma table. Là où je mange de la glace.

Caleb plissa légèrement les yeux. Quelque chose n'allait pas. C'était un peu comme lorsque Gerhard ensorcelait les gens pour qu'ils leur donnent de l'argent ou oublie de leur faire payer l'addition. Sauf que ce n'était pas vraiment ça. Il y avait toujours cette sensation familière étrange qui le turlupinait.
Il abandonna les yeux de la femme pour regarder autour d'eux et repéra la jeune fille devant sa glace. Il s'écarta de celle qui le touchait pour venir à sa rencontre.

— Qui t'es ? demanda-t-il en anglais.

Il se mit en quête de magie. Gerhard lui avait appris à le faire et, évidemment, il y arrivait bien mieux et bien plus vite que son oncle. Cela marcherait mieux s'il envoyait une ombre voir quelle magie pratiquait cette fille, mais il ne pouvait pas le faire en public. C'était interdit.

Encore une question.

— Oui.

En général, les gens aimaient bien qu'on leur dise oui peu importait la question. Sauf si c'était "tu me prends pour un con". C'était ce qu'Asjar lui avait demandé et elle s'y était fait prendre.
Elle reposa sa petite cuillère et envoya la femme aux toilettes. Après il faudrait qu'elle récupère son ombre. Peut être encore sous cette forme de poussière.
Elle regarda le garçon avec attention. Il était différent des autres, elle le voyait à la manière dont la magie circulait en lui. Elle était partout et harmonieuse avec une couleur dominante. C'était très joli. Bien plus beau que les tissages de Sigyn.
Caleb sentit sans mal la sienne car elle ne la dissimulait jamais. Elle ne savait pas faire ça et n'avait jamais eu besoin de le faire. Sigyn lui disait qu'elle n'était pas sortable aux sabbats.

Caleb pencha légèrement la tête de côté alors que ses yeux allaient et venaient sur Ishildur. Ce n'était pas la blondeur de ses cheveux ou ses traits qu'il regardait, mais sa magie. D'ordinaire, il ne captait que des vaguelettes ondulant comme une sorte d'aura, plus ou moins fortement selon la puissance du sorcier. D'ailleurs, cela lui fit penser qu'il avait oublié de demander à son oncle s'il avait vu que la femme qu'il comptait mettre dans son lit était sorcière. Tant pis. Bref. Cette fille devant lui... Il n'avait jamais vu ça. C'était beau, chatoyant comme les feuilles des arbres dans les frondaisons un jour de grand soleil.
Il se força à sortir de sa contemplation pour ne pas passer pour l'idiot du village.

— Comment tu t'appelles ?

Il se rappela qu'elle n'avait pas semblé comprendre l'anglais. Il réfléchit et reprit :

— Nom ? demanda-t-il en islandais.

Il lui semblait que cela se disait comme ça. Il pria pour ne avoir dit une ânerie aussi grosse que lui.

Elle se leva et lui montra la sortit.

— On devrait sortir dans la rue. Je m'appelle Ishildur.

Elle tourna les talons. Elle sentit son ombre lui picoter la nuque. Elle était revenue docilement. Donc bientôt quelqu'un irait aux toilettes et hurlerait. Les gens hurlaient toujours devant la mort. Elle ne savait pas trop pourquoi. Ça ne réveillait jamais les morts.
Elle en profita pour relâcher ses longs cheveux blonds et changer cette horrible robe à fleurs pour sa longue jupe de laine et son chandail en jacquard.

— J'ai pas le droit de sortir d'ici.

Mais cette fille l'intriguait. Sa magie miroitait si joliment... et ce qu'elle venait de faire ! Devant tout le monde ! Gerhard lui interdisait toujours de faire de la magie en public, sous prétexte qu'il fallait rester discret et qu'il ne l'était pas. Là encore, Numéro 3 dirait que c'était juste de la jalousie.

— Attends.

Il chercha le mot en islandais, mais sans succès. Il fit un signe des mains et désigna sa table. Il s'y précipita pour ramasser ses affaires, remit son sac en bandoulière, et la rejoignit. Il pouvait toujours aller devant l'hôtel.

Elle l'attendit mais une fois dehors elle se mit à marcher. Elle devait le ramener à leur hôtel. Bon elle n'avait pas utilisé l'argument de la langue dans la bouche pour le moment et elle espérait ne pas avoir à le faire.
La nuit était tombée alors elle pourrait même laisser ses ombres se dégourdir un peu les pattes. Peut être que ça lui donnerait envie de faire pareil. Elle n'avait jamais vu les ombres d'un autre enfant du démon. Elle coula un regard vers lui.

— Tu es un enfant du démon. Tu as été battu ?

Caleb regarda vers l'hôtel. Son oncle allait être furieux s'il désobéissait et cela voulait dire qu'il allait lui reprendre son matériel de dessin pour quelques jours. Il allait le dire à la fille, mais la voilà qui reparlait d'enfant du démon.

— Battu ? Je prends des baffes si je la ramène trop...

Il s'interrompit en voyant les ombres. Le regard de Caleb passa du visage de la fille à ses ombres.

— Mais... Comment ?

Comment pouvait-elle avoir des ombres elle aussi ? Il percuta alors pour le serpent et cette sensation de familiarité. Maintenant qu'il avait conscience de cela, il sentit ses propres ombres s'agiter en lui. Certaines voulaient sortir, d'autres se planquer. Elles étaient aussi perdues que lui et cela le rendit soudain très nerveux. Il se mit à danser d'un pied sur l'autre.

Des questions. Encore des questions mais elle n'en comprenait pas le sens. Elle s'arrêta pour lui faire face et décida d'envoyer une de ses ombres en lui. Elle était certaine qu'ils pourraient se comprendre ainsi. Son ombre entra dans la bouche entrouverte de Caleb et bondit sur une de ses ombres comme un gros chat attrapant une souris.
Il la plaqua, immobilisée mais sans la blesser.

Je pense que là je devrais comprendre ce que tu dis.

Enfin elle espérait que les ombres parlaient le même langage.

Là, ce fut la panique chez les ombres de Caleb. Il n'avait jamais subi ce genre d'intrusions et il n'aimait pas cela. Son coeur s'emballa et les ombres les plus petites coururent se cacher au coeur même de son tissage. Celle qu'elle tenait tenta de se gonfler pour se défaire de son étreinte, mais il la calma autant qu'il le put. La curiosité l'emportait sur la crainte.

— Tu as des ombres comme moi.

Mais Caleb ne s'en était jamais servi ainsi. Son oncle voulait qu'il apprenne à les maîtriser, mais pas pour les utiliser. Il voulait qu'il les garde en lui, bien au chaud, et surtout parfaitement maîtrisées, invisibles.

Bien sûr. Je suis une enfant de l'Ombre. Les démons m'ont engendrés. Je croyais être la seule... Mais elle a dit que toi aussi.

Elle avait plongé ses yeux verts dans les siens et un sourire passa sur ses lèvres. Son ombre resserra sa prise sur la sienne. C'était bien plus amusant que de mettre sa langue dans sa bouche. Mais quelque chose lui disait que Sigyn aurait trouvé à y redire malgré tout.

Caleb fit un petit bruit étranglé. Lui ne trouvait rien d'amusant à tout cela. Son ombre tenta de se débattre et le vent se leva brusquement autour d'eux.

— Arrête ça tout de suite !

Il la repoussa du plat de ses deux mains. En même temps, une ombre vint porter secours à la première.

Elle tomba sur ses fesses et retira son ombre dans le même temps.

— Aïeuh, protesta-t-elle.

Elle lui adressa un regard contrarié. Elle se leva et épousseta sa jupe avant de prendre le chemin du retour.

— Je préfère tricoter dans ce cas, bougonna-t-elle.

Caleb se sentit soulagé de ne plus sentir son ombre retenir la sienne prisonnière. Pourtant, avant même d'en avoir conscience, il rattrapa la jeune fille par un bout de son pull.

— Attends.

Il ne voulait pas qu'elle parte. Il voulait comprendre. Gerhard lui avait toujours dit que chaque sorcier avait sa propre empreinte et il l'avait constaté lui-même très souvent, aussi avait-il toujours cru que les ombres étaient sa magie propre.
Il laissa sortir une de ses ombres, celle qui était plus forte. Elle s'enroula autour de son bras pour glisser autour de celui d'Ishildure. Il voulait retrouver ce contact, pouvoir communiquer avec elle.

— Parler, dit-il en islandais.

Ishildur regarda l'ombre. Elle était plus fine et délicate que la sienne. Ça se voyait et ça n'aurait pas étonné Sigyn. Elle disait toujours qu'elle était maldegrossi comme sa paysanne de mère.

— D'accord. Mais pas ici.

Elle allait se faire gronder parce qu'elle avait mis ses ombres un peu partout si elle le ramenait dans leur chambre peut être que Sigyn serait moins fâchée.

Caleb regarda autour d'eux une nouvelle fois. Le vent avait cessé aussi soudainement qu'il était apparu. Il ne pouvait vraiment pas s'éloigner de trop de l'hôtel sans risquer une punition encore plus mémorable que lorsque Numéro 3 avait dit à Gerhard qu'il n'était qu'un petit sorcier de pacotille.

— Là.

Il désigna le bout de la rue. Il y avait un petit parc là-bas.

Elle hésita. Un parc c'était bien. Il y avait des arbres et elle aimait les arbres. Mais c'était pas ce que la sorcière lui avait demandé. Elle soupira et tapota le trottoir du bout de sa bottine.

— Et si je te laisse mettre ce que tu veux, où tu veux, tu voudras bien aller dans ma chambre ? Demanda-t-elle pas vraiment convaincue.

Mais Sigyn avait l'air tellement sûr que cet argument pouvait marcher. Et c'était pas faux avec le sorcier, il l'avait suivi tout de suite sans même la connaitre assez pour voir que c'était une vieille peau. Alors bon ça la dépassait un peu mais c'était comme ça que le monde tournait...

Caleb la regarda longuement sans comprendre, puis il réalisa et devint aussi rouge qu'une tomate. La panique se lut dans son regard et il agita les mains en signe de dénégation.

— Mais... Non ! Je... C'est pas... Mais...

Il s'était mis à bafouiller lamentablement. Il jeta un coup d'oeil autour d'eux en craignant que quelqu'un ait entendu ce qu'elle avait dit, mais ils étaient seuls.

— Non. Je suis pas... Je suis pas comme ça ! protesta-t-il toujours plus gêné.

Ses ombres s'agitaient en lui, aussi paniquées et honteuses que lui. Caleb n'avait jamais approché une fille de sa vie. Il n'en avait même jamais embrassé. Il était bien trop timide et empoté pour que ça arrive un jour.

— Pas que tu sois pas jolie, hein, mais enfin... je... Parler, c'est tout. Parler.

Il répéta ce mot en islandais.

Ishildur ressentit sa gêne et elle eut la sensation qu'elle s'était encore trompée. Ce n'était pas comme ça qu'il fallait faire. Mais alors comment ?

— D'accord.

Elle se rendit au parc. Peut être que si elle parlait avec lui, il aurait envie de venir avec elle ensuite. Même si elle en doutait profondément. On ne cherchait jamais sa compagnie et même s'il était lui aussi un enfant du démon, elle ne voyait pas en quoi ce serait différent.
Elle s'assit par terre sous un arbre. En le regardant, elle se dit qu'en l'assommant, elle serait peut être assez forte pour le trainer jusqu'à l'hôtel. Ou sur un chariot d'ombres... Non ça, ça plairait pas à Sigyn.

Il s'assit en face d'elle. Ici, il se sentait bien. Il n'était jamais mieux que dehors, près des arbres. Il adorait rester en forêt, mais Gerhard ne supportait pas ça. C'était dommage.
Le parc était éclairé par quelques lampadaires, mais là où ils s'étaient installés, ils seraient tranquilles. Caleb fit ressortir son ombre et la dirigea vers Ishildur. Si elle entrait en contact avec l'une des siennes, ils devraient pouvoir se comprendre, comme tout à l'heure.

Ishildur fit sortir la sienne et la modela sous la forme d'un renard. Assis, il battait de la queue mais ne fit pas un geste. L'ombre était encore vexée de s'être faite repousser alors qu'elle s'amusait.

Caleb regarda l'ombre avec émerveillement. Jamais encore il n'avait pensé à donner une forme à l'une des siennes. Il essaya de copier le renard, mais c'était plus difficile qu'il ne l'aurait pensé. Il sentit que savoir que quelqu'un d'autre maîtrisait mieux les ombres que lui titillait Numéro 3.
Finalement, il opta pour un animal qu'il affectionnait particulièrement : un oiseau. Tout de suite, cela fut plus facile même s'il était loin d'être parfait. C'était d'ailleurs plus une silhouette de merle un peu floue qu'un merle lui-même. L'ombre sautilla jusqu'au renard et lui tourna autour gentiment.

Le renard ouvrit la gueule et montra des crocs. Des crocs d'un vert émeraude qui étaient en réalité fait avec la magie pure qui constituait la fille changelin. L'ombre se chargea également d'une paire d'yeux constitué du même fluide magique.