Chapitre 35- Clémentine

Clementine l'observa en silence. Elle se demanda s'il allait faire pareil avec le soda ou non. Elle termina le sien à petites gorgées.

Il allait revenir s'asseoir quand ils entendirent la porte d'entrée s'ouvrir. Aussitôt, la panique envahit Bob qui chercha un endroit où se cacher. Il ouvrit le placard sous l'évier, mais il n'y avait pas de place. Il essaya celui d'à côté sans plus réussite. Il s'accrocha à son petit balai comme si sa vie en dépendait, jetant des regards affolés vers le couloir. Il finit par se jeter derrière la poubelle en tremblant, mais ce n'était pas la meilleure des cachettes.

— Ne t'inquiètes pas, je m'en occupe et retourne tranquillement d'où tu viens, dit elle en lui souriant.

Même si elle se demandait bien d'où justement il pouvait venir. Elle quitta la cuisine pour aller retrouver son père dans l'entrée.

— Comment tu vas aujourd'hui ? demanda-t-il sans autre préambule en la voyant arriver.

C'était une excellente chose que Clémentine soit obéissante et studieuse : motivée par ses examens, elle ne faisait guère de difficultés pour être à la maison. Finalement, les incartades de ces derniers mois étaient la faute de Noé. Ce petit con avait eu plus d'influence sur le Changelin qu'il l'aurait cru, peut-être parce qu'ils étaient deux ados, peut-être parce que le jeune homme avait eu des sentiments pour Clémentine et que cela avait fait écho chez elle. Il faudrait qu'il étudie cela avec le prochain Changelin qu'il comptait bien créer pour la remplacer. Un Changelin dont il serait le modèle cette fois.

— Il n'est pas impossible que j'ai des hallucinations. Je ne sais pas trop.

Elle haussa les épaules et le regarda avec attention.

— J'ai reçu une lettre de l'université. Yale confirme que je peux venir m'installer sur le campus dès cet été.

Il hocha la tête. Il savait que ce jour ne viendrait jamais, mais il était inutile d'en parler.

— Des hallucinations ? De quel genre ?

Il espérait que ce n'était pas des souvenirs effacés qui remontaient malgré ses sortilèges.

— Des trucs débiles, dit elle en espérant que le truc en question s'était tiré.

Elle regarda son père.

— On commande où pour le dîner de ce soir ?

Gauthier la regarda longuement mais n'insista pas.

— Choisis ce que tu veux, excepté l'italien et le chinois.

Il prit la direction du salon, sa mallette à la main, et ignora la cuisine.

— As tu eu des nouvelles de Noé ?

Il lui posait la question tous les jours depuis une semaine.

— Non. Et j'en aurais pas. Et je ne veux pas en avoir.

Peut être que formulé ainsi, il arrêterait d'aller à la pêche aux infos de cette manière. Elle ouvrit un classeur et potassa les prospectus. Elle choisit finalement de la cuisine thaïlandaise. Même s'il allait sûrement râler que c'était chinois. Ça la déciderait peut être à se charger des repas.

Gauthier eut un soupir agacé à sa réponse. Après l'attaque de la Dame d'Ombre, les de Lyonesse avaient quitté St Germain et il n'avait plus aucun moyen de savoir où ils étaient passés. Dès le lendemain, il s’était brutalement retrouvé sur la liste noire d’Ahmed et Quentin. Il n’avait plus accès à DLS, ni à ses dossiers, ni à ses messageries professionnelles. Pour seule explication, Ahmed lui avait signifié qu’à la suite de la tentative de prise de pouvoir de Sophie de Lyonesse, une enquête était ouverte et qu’il était suspendu de ses fonctions jusqu’à ce que toute la lumière soit faite sur cette affaire. Il n’était pas le seul à faire les frais de cette mesure : le Conseil d’Administration et tous les membres de la famille de Lyonesse étaient concernés. Evidemment, Gauthier pensait que cela n’avait rien à voir avec Sophie et ses manigances, mais plutôt avec le Grimoire, Aurélien et le reste. Comment Quentin et ses laquais en étaient venus à le soupçonner n’avait guère d’importance, tout ce qui comptait était qu’il ne devait pas perdre la partie.
Il posa sa mallette sur la table basse et ôta la protection magique pour la déverrouiller. Il s'assit ensuite à côté de Clémentine et, de cette façon autoritaire qui le caractérisait, lui prit le poignet pour vérifier son pouls.

Clementine se laissa faire. Elle se mit en absence comme elle le faisait souvent quand il se livrait à ces petits exercices quotidiens. Elle préférait quand ils faisaient ça devant la télévision.

Mais Gauthier avait l'air pressé aujourd'hui. Il fit d'autres tests rapides, la contrariété grandissant sur son visage. Il devenait urgent de créer un autre changelin ou d'en capturer un. Olivier avait encore échoué à ramener Bo Hendricks pour qu'il l'étudie en profondeur, son pouvoir sur la lumière qui avait mis l'Oaf à mal l'intriguait toujours autant. Quant à Quentin... Il aurait dû s'en occuper bien avant.

— ça ne va vraiment pas... maugréa-t-il après un nouveau test.

Il attrapa le pendentif de Clémentine du bout des doigts. Il n'y avait presque plus de magie de changelin dedans, mais le problème venait essentiellement des ombres en elle. Il en restait bien trop peu.

— Viens avec moi dans le bureau.

Elle soupira.

— C'est vraiment nécessaire.... Plus belle la vie va commencer, protesta-t-elle mollement.

Gauthier ne lui laissa guère l'occasion de regarder le feuilleton et ils se retrouvèrent dans le bureau. Clémentine n'avait pas le droit d'entrer ici en son absence, et dans le cas où elle aurait voulu passer outre ses ordres, la pièce était verrouillée magiquement.

— Va t'asseoir, fit-il en désignant le canapé en cuir devant la fenêtre.

Gauthier se dirigea vers la haute bibliothèque qui abritait sa collection de grimoires et de textes sur la sorcellerie. Il tendit la main vers la partie du milieu et prononça quelques mots si bas que Clémentine ne les comprit pas. L'air vibra et, à la place des rayonnages, apparut un passage vers une nouvelle pièce qu'elle ne connaissait pas. Elle eut toutefois la vague impression d'avoir déjà assisté à ce genre de scène sans savoir s'il s'agissait de la réalité ou d'un rêve.
Gauthier disparut dans la pièce et en revint rapidement avec une fiole contenant quelque chose de noir qui se tortillait.

— Il va falloir essayer ça.

Au point où il en était, il pouvait tenter une nouvelle expérience et insérer une ombre sauvage dans Clémentine.

— Euh... Je suis pas sûr là, dit elle en regardant la fiole.

Pourquoi fallait il que son père soit l'homme le plus flippant de la planète... Si elle était née dans les années quarante, elle savait d'avance de qui elle aurait été la fille à son grand désarrois. On appelait ça le karma.

— Les vers, les sangsues... Tout ces trucs là, si on pouvait éviter, ce serait vraiment bien. S'il te plait, papa.

Elle détestait l'appeler ainsi. Ça sonnait faux.

— Ne fais pas l'enfant. C'est pour ton bien, Clémentine.

Il sortit le Grimoire de la mallette. Il devrait le remettre dans sa cachette une fois qu'il se serait occupé de l'ombre.
Clémentine n'avait jamais vu ce livre et pourtant, encore une fois, il y eut ce sentiment de familiarité inexplicable.

— Ce n'est pas un ver et ce n'est pas douloureux.

Il déboucha la fiole et l'ombre se tortilla, remontant le long du goulot pour s'enrouler autour de la main de Gauthier. Immédiatement, la jeune fille se souvint de ce qu'elle avait vécu avec Noé, le soir où leur potion avait foiré.

— Non... Non pas ça, dit elle en s'écartant.

Elle recula autant que possible de son père et de cette chose terrible.

Bob passa le nez par la porte du laboratoire, se faisant tout petit. Cette fois, il n'était pas curieux de ce que le Maître allait faire, il s'inquiétait pour Clémentine. La changelin avait été très gentille avec lui : elle l'avait relevé, l'avait aidé à ranger, lui avait donné ce merveilleux gâteau et lui avait évité la punition du Maître.

— Tu veux mourir, c'est ça ? fit Gauthier avec agacement.

Il soupira et posa son index sur le front de Clémentine qui se sentit soudain plus détendue. Son esprit était même dans le vague et quand son père approcha l'ombre d'elle, elle ne ressentit aucune peur. Le contact de l'ombre fut glacial et lui coupa le souffle. Elle la sentit ramper en elle, se cherchant une place, mais les siennes s'affolèrent tant qu'elle perdit connaissance.


Clémentine fut réveillée par la sonnerie de son réveil. Elle ne se souvenait pas comment, ni quand elle était revenue dans sa chambre. Elle essaya de rassembler ses souvenirs. Elle se souvenait très bien de la créature de pierre qu'elle avait rencontrée dans la cuisine, du retour de son père, d'être entrée dans son bureau, mais après cela, c'était le trou noir. Elle n'avait pas vraiment le temps de s'attarder sur cette nouvelle perte de mémoire si elle ne voulait pas se mettre en retard pour le lycée. Le plus contrariant était qu'elle avait loupé "Plus belle la vie" et qu'elle n'avait finalement pas mangé thaï comme elle l'avait escompté.  
En revenant de la salle de bain, elle trouva sur son bureau un plateau garni d'une assiette remplie de cookies, d'un verre et d'une brique de jus de fruits. Jamais son père ne se hasarderait à lui préparer un petit déjeuner, si tant est que ce qu'on lui avait apporté devait être considéré comme en étant un.

Elle eut un léger sourire. C'était le premier truc gentil qu'on faisait pour elle depuis longtemps. Noé aurait pu faire quelque chose comme ça. Mais ça c'était avant.
Elle ne savait plus trop avant quoi. Encore quelque chose de flou et d'obscure dans sa tête. Elle grignota le petit déjeuner et but la brique en terminant de se préparer. Elle regarda son débardeur qui baillait légèrement sur sa brassière de sport. Elle ne cessait de perdre du poids. Sauter les dîners n'allait pas aider. Elle resserra la ceinture de son jean pour la peine.
Elle attrapa son sac de sport en plus de celui pour le lycée et décida de se mettre en route. Carine l'attendait sûrement à l’arrêt du bus.

Au moment de refermer la porte de l'appartement, elle crut apercevoir la tête de la petite créature de pierre disparaitre précipitamment derrière le coin du couloir, mais ce fut tellement fugace qu'elle pensa avoir mal vu.
Elle arrivait à son arrêt de bus quand une voiture s'arrêta à sa hauteur. Olivier en sortit, basculant ses lunettes de soleil sur ses cheveux blonds.

— Clémentine ? Je suis Olivier de Lyonesse. Je travaille avec votre père.

Il fit le tour de la voiture pour lui faire face, la regardant avec la mine de celui qui vient annoncer une mauvaise nouvelle.

— Il faut que vous veniez avec moi. Gauthier a eu un problème cette nuit. Il est à l'hôpital.

Clementine l'avait déjà aperçut avec son père et à une soirée des Lyonesse. Carine avait d'ailleurs bavé dessus la fois où elles les avaient croisé.

— Mon père ? Que s'est il passé ? Demanda-t-elle en faisant le tour pour monter.

Cela lui semblait normal de s'inquiéter pour lui. Pourtant une part d'elle se disait qu'elle serait enfin débarrassée s'il lui arrivait quelque chose. Ce n'était pas comme ça qu'une fille devait penser à son père.

Olivier lui ouvrit la portière passager et ne répondit qu'une fois qu'il fut installé derrière le volant.

— Nous ne savons pas encore exactement. Il a été agressé et il n'a pas encore repris conscience, fit-il en s'insérant à nouveau dans la circulation.

— C'est ceux qui s'en sont pris à la famille de Noé ? demanda-t-elle encore.

— C'est fort possible. Mais ne vous inquiétez pas trop, il est solide.

"La carne, ça résiste à tout" se retint-il tout juste d'ajouter.
Il lui adressa un sourire rassurant et remit ses rayban en place. Il jetait de fréquents coups d'oeil dans les rétro.

— Oh.

Elle se rendit compte que son ton était un peu trop désolé et elle se racla la gorge un peu gênée d'avoir laissé échapper sa déception.