Chapitre 35- Clémentine

Un jour

Deux semaines : c'était ce qui séparait Clémentine des examens tant attendus. Le Bac était la clé de sa liberté, elle en était persuadée. Une fois le précieux sésame en poche, elle pourrait retourner aux Etats-Unis, vivre à nouveau loin de son père, l'oublier et reprendre le cours de sa vie sans lui.
Ces derniers temps, la situation avec Gauthier avait empiré. Il était toujours de mauvaise humeur, ne voyait plus Gwen et bien que Clémentine ne connaisse pas les détails, il n'allait plus au bureau. Elle n'était pas certaine qu'il se soit fait viré pour autant. Elle aurait bien demandé à Noé s'il savait quelque chose, mais le jeune homme avait encore disparu et elle n'avait pas cherché à le contacter. Elle ne voulait pas le déranger alors qu'il avait toujours des problèmes de famille et qu'il avait sa nouvelle copine avec lui. Elle avait bien vu que même Chris et Benji ignoraient complètement où se trouvait Noé, ce qui signifiait bien que les menaces qui pesaient sur les de Lyonesse n'avaient pas disparu.

L'ascenseur s'arrêta au 4e étage et Clémentine eut un léger vertige en arrivant sur le palier. Cela lui arrivait de plus en plus fréquemment depuis leur retour de Bretagne. Cette fois, cette nouvelle crise d'anémie était sévère et rien n'y faisait : ni les médicaments, ni les remèdes magiques, ni le repos. Evidemment, cela n'arrangeait pas l'humeur de son père qui était encore plus attentif à ses constantes et ne la lâchait pas pour qu'elle rentre immédiatement après les cours. Elle sentait d'ailleurs que si elle pouvait encore aller au lycée, c'était uniquement parce que Gauthier ne la voulait pas dans ses pattes et était occupé à faire elle ne savait quoi et à rencontrer elle ne savait qui. En tous cas, rien ni personne qui le rende plus facile à vivre malheureusement.
Le vertige passa aussi vite qu'il avait été soudain et elle put se reprendre avant d'ouvrir la porte de chez elle. Par chance, son père n'y était pas. Après avoir déposé ses affaires dans sa chambre et s'être changée, elle fit un détour par la cuisine pour se préparer un thé et une collation, puis retourna s'installer sur son lit. Si elle avait été bien décidée à se remettre à ses révisions après avoir pris une petite pause, elle s'endormit pourtant très vite, incapable de lutter contre la fatigue. Elle fut réveillée en sursaut par un grand bruit d'objets dégringolant dans la cuisine. A l'heure qu'affichait son réveil, elle avait dormi plus d'une heure.


[HJ : tu prends Clém, je m'occupe du reste et on switchera si besoin]

La jeune fille se redressa et se demanda ce que son père pouvait être entrain de faire. Elle enfila son bas souple de jogging et un débardeur. Il allait encore vouloir prendre sa tension, écouter son coeur et peut être faire autre chose. Il y avait un truc dont elle ne se souvenait jamais. Il disait que c'était à cause des points d'acupuncture qu'il employait pour l'énergiser. Clem ne savait trop qu'en penser surtout depuis qu'elle avait vu la tête de Noé quand elle lui avait parlé de ça.
Elle se rendit dans la cuisine en espérant qu'il ne lui préparait pas un smoothie végétarien comme il avait tenté une fois.

Au début, elle ne vit rien, ni personne, en dehors d'un vieux balai au manche très court, comme un balai pour enfant, traînant au sol.
Le grand placard qui servait de réserve pour à peu près tout était ouvert et une partie de son contenu était renversé par terre, deux étagères brisées. C'est alors qu'elle aperçut l'étrange créature, là, sous les boites de conserve et les produits ménagers.
Bob était allongé sur le dos et, comme une pauvre tortue, ne pouvait se relever. Il essayait, balançant ses membres grossiers de pierre vers l'avant ou tentant de se tourner sur le côté, en vain. Le golem était trop lourd et maladroit pour cela. Il était d'ailleurs bien ennuyé. Il n'était pas censé sortir de l'atelier secret du Maître et traîner dans l'appartement, même pour aller chercher du produit pour nettoyer le sol et une serpillière neuve. Si le Maître le trouvait là, cela allait barder. Il ne manquerait plus que... Bob ouvrit grand ses yeux et sa bouche de pierre en voyant Clémentine. L'expression du golem valait celle d'un lapin pris dans les phares d'une voiture sur une route de campagne. Un instant, la panique l'envahit. Il ne réfléchit pas et suivit son instinct : il se figea et retomba au sol, faisant semblant d'être inerte. Peut-être que la Création du Maître croirait avoir mal vu ou être en train de rêver.

Clementine s'approcha lentement et s'accroupit à la hauteur de l'étrange statue. Elle hésita mais le poussa doucement du bout du doigt.

Bob ressemblait de près aux gargouilles qu'on pouvait voir à Notre-Dame, avec un gros nez et des yeux très profondément enfoncés dans leurs orbites. Sa grosse tête était posée sur des épaules de telle façon qu'on avait l'impression qu'il n'avait pas de cou.
Quand il sentit qu'elle le touchait, il releva ses paupières par réflexe, mais son corps resta tétanisé. Elle n'avait pas l'air d'avoir peur, ce qui l'étonnait, parce que lui-même était terrifié. Cela dit, s'il était honnête, ce n'était pas la Création qui l'effrayait, mais la punition qui l'attendait si le Maître arrivait et le trouvait là.
Ses étranges yeux vert-jaunes rencontrèrent ceux de Clémentine. Elle aussi était faite d'ombres, comme lui, mais elle était de chair, de sang et composée de magie pure. Elle était bien plus jolie aussi.

— Tu es... vivant ? Demanda Clem.

Elle savait que sa question était ridicule. Sauf si la statue lui répondait. Là elle aurait sûrement la trouille de sa vie.

Bob soupira. Il avait vraiment tout raté. Tout ça, c'était la faute des animaux. S'ils n'avaient pas mangé la serpillière, il n'aurait pas eu à s'aventurer ici.
Il ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit, aussi la referma-t-il dans un bruit de cailloux qui s'entrechoquent. Il bougea pour essayer encore de se relever.

Elle poussa un petit cri et se recula en tombant sur ses fesses. Elle regarda la créature, cherchant un mécanisme ou des fils. Quelque chose lui assurant que ce n'était pas une créature... magique.

— Je dois appeler Noé, dit elle à voix haute.

Il était plus habitué à tout ça qu'elle. Il aurait une idée.

Bob écarquilla grand les yeux d'effroi et secoua la tête fortement pour dire "non". Il regarda partout autour de lui. S'il ne pouvait pas se relever, ni se retourner, il pouvait peut-être ramper sur le dos pour se cacher dans le placard. Il agita les bras et les jambes dans ce but, ce qui le rendit vraiment grotesque et fit tomber par terre toutes les boites de conserve et les produits ménagers qui le recouvraient.

Clementine regarda cette étrange créature. A bien y penser, il semblait plus effrayé qu'elle. Elle se rapprocha et écarta les boites de conserves.

— Tu ne me veux aucun mal...

Sans quoi il lui aurait déjà roulé dessus ou quelque chose du genre.

— Tu es... Tu as faim ?

C'était une idée étrange. Mais que pouvait il faire dans sa cuisine sinon ?

Bob avait arrêté de s'agiter et la fixait à nouveau. Il fit "non" de la tête, réfléchit un instant, et fit un signe vers le haut avec les mains. Si elle voulait bien l'aider à se mettre sur ses pieds, il lui en serait reconnaissant, mais comme il ne parlait pas, il n'était pas sûr de savoir comment se faire comprendre. Il n'avait pas ce souci avec le Maître : il lui donnait des ordres et ne lui demandait pas de répondre.

Clem leva les yeux au plafond et finalement les baissa à nouveau sur la créature.

— C'est Dieu qui t'envoie, dit elle avec hésitation.

Cela lui semblait un peu tiré par les cheveux. Sa mère était catholique mais Gauthier ne croyait véritablement qu'en lui. Clem se situait entre les deux.

Le golem ignorait qui était ce "Dieu", mais il eut la présence d'esprit d'hocher la tête. Il lui tendit la main. Elle avait des doigts courts, épais et un peu carrés, mais pas de griffes.

Clem hésita mais finalement prit la main qu'il lui tendait en priant pour qu'il ne lui broie pas les doigts.

— Quel Dieu ?

Il fit attention. Le Changelin était délicat et il ne voulait pas l'abîmer, même si il était en bout de course. Il tira un peu sur sa main pour basculer sur le côté. De là, il s'appuya sur ses bras et plia les jambes. Cela n'était jamais facile parce qu'il n'était pas aussi souple qu'un humain, mais il finit par réussir à se mettre sur ses pieds. Debout, il devait mesurer à peine un peu plus d'un mètre. Sa bouche fit une chose étrange qui devait être un sourire et il reprit la main de Clémentine pour la secouer afin de la remercier.

— Euh... Enchantée aussi.

Elle regarda la cuisine. Est-ce qu'elle était censée lui offrir quelque chose à boire ?

Il se pencha pour la saluer, baissant la tête comme il l'aurait fait avec le Maître. Puis, il regarda autour de lui et poussa un soupir accablé. Il prit la bouteille de détergent pour le sol et la mit de côté avant de commencer à ramasser les boites de conserve. Mais quand il se retrouva face aux étagères qui avaient cassé sous son poids, il parut s'affoler, ne sachant pas où ranger tout ce qu'il avait renversé. Ses boites dans les bras, il se mit à arpenter la cuisine pour leur trouver une place.

Clementine le regarda faire. Elle ne savait pas ce qu'il faisait ou ce qu'il cherchait. Elle voyait juste qu'il n'était pas satisfait. Son stress était même assez contagieux.

— Je peux vous aider peut être ? Demanda-t-elle finalement.

Il se retourna d'un bloc et fit tomber une de ses boites. Il regarda Clémentine, un peu choqué qu'elle puisse proposer une telle chose. Il fallait dire que c'était bien la première fois que cela arrivait. Il dansa d'un pied sur l'autre, hésitant, puis hocha la tête. A nouveau, il fit cet étrange sourire grimaçant.
Il s'approcha d'elle et lui donna ses boites, une par une, en les empilant. Il désigna le placard et montra l'étagère cassée.

Clementine regarda l'étagère et finalement décida de tout ranger sur celle du haut qui n'était pas brisée.
Quand ce fut terminé, elle le regarda avec attention.

— Vous voulez boire un truc ? Ou manger quelque chose ?

Au mot "manger" ses yeux se mirent à briller et il hocha vigoureusement la tête. La nourriture des humains le fascinait. Elle était plus jolie que celle des animaux dont il avait la charge ces dernières semaines. Il y avait plus de couleurs, de textures et d'odeurs.
Il rangea les produits ménagers en bas du placard avec précipitation, alla ramasser son balai, et tira une chaise pour s'y hisser tant bien que mal. Une fois installé, il regarda Clémentine avec impatience.

Elle n'avait aucune idée de ce qu'un tas de cailloux pouvait manger. Ni même s'il pouvait ingérer quoique ce soit.
Elle commença par leur servir à chacun un verre de coca et posa sur la table une boite de cookies aux pépites de chocolat.

Bob s'était agrippé au bord de la table, des étoiles plein les yeux. Les bulles du coca qui remontaient dans le verre semblaient l'étonner et lui plaire à la fois. Il n'y toucha pas pour le moment, mais tâta un cookie de son gros index.
Le golem n'avait pas besoin de manger, ni de boire. Il n'avait pas de gorge et encore moins d'organes internes nécessaires pour cela de toute façon. Le Maître l'avait toutefois doté des 5 sens des humains malgré son corps de pierre. D'abord à titre d'expérience. Ensuite, pour une question pratique. Sans l'odorat, jamais il n'aurait su si un feu accidentel se déclenchait au laboratoire ou si les animaux souillaient leurs cages. Sans le toucher, il n'aurait pas été efficace dans son ménage et il aurait cassé encore plus de fioles qu'il ne l'avait déjà fait. Le goût était venu en bonus, avec le reste.
Il attrapa le cookie le plus délicatement possible entre ses doigts, mais il se cassa en deux. Il jeta un oeil à Clémentine en espérant qu'elle n'allait pas le disputer puisqu'il avait mis des miettes sur la table et se dépêcha de mâcher un bout. S'il ne pouvait pas avaler, il sentait la texture du gâteau et son goût, et c'était la chose la plus merveilleuse qu'il avait pu manger jusqu'ici.

Clementine s'assit en face et émietta aussi le sien pour le manger du bout des lèvres sans cesser de l'observer. Puis elle prit son verre pour boire quelques gorgées avec délicatesse. Elle était certaine que cette scène était surréaliste. Ou qu'elle avait des hallucinations qui allait rendre dingue son père si elle lui racontait.

Le problème avec Bob et la nourriture, c'est que, ne pouvant l'avaler, il fallait bien qu'il fasse quelque chose avec ce qu'il venait de réduire en poudre dans sa bouche de granit. Mais comme il ne voulait pas fâcher Clémentine qui était si gentille avec lui, il garda les miettes de cookie dans la bouche, redescendit de sa chaise et alla tout recracher dans la poubelle avant de revenir prendre sa place et de continuer à broyer le reste du cookie avec un plaisir évident. Il recommença son petit manège quelques instants plus tard, mais quand il vit qu'il en avait mis à côté de la poubelle, il attrapa son balai pour nettoyer consciencieusement.