FB02 - Quentin

2007 - Saint Germain en Laye

Les premiers souvenirs de Quentin n'étaient pas aussi précoces que ceux des autres enfants. Il y avait des sensations, des visages, des lieux, des odeurs mais il aurait bien été incapable de raconter son premier jour d'école ou certains noël en famille. Il était nettement plus sensible aux personnes formant son entourage.
Il y avait son père pour commencer. Aurélien était un homme très occupé, exigeant mais juste. Il le poussait à toujours travailler dans le plus grand calme. Calme et maîtrise. Affronter ses peurs. Il refusait que le petit garçon se laisse impressionné par un nid de guêpes, un chien grondant ou plus difficile à expliquer une arme blanche, un morceau de métal rouillé ou bien un feu crépitant. Aurélien ne lâchait rien. Sans l'humilier mais en le poussant encore et encore à dépasser ses appréhensions soit en usant de la magie, soit en pratiquant méditation, sophrologie ou tout autre pratique respiratoire visant une maîtrise complète de son corps et de ses faiblesses. Bizarrement, il n'en demandait pas tant à Eric.
Eric.
Son grand frère était au contraire toujours dans l'excès. Il riait, parlait trop fort. Il aimait se croire le plus fort et s'il échouait face à Quentin, il n'en rugissait que plus fort à grand renfort de mauvaise foi. D'un regard, Aurélien mettait une laisse à Quentin pour que ce dernier n'entre pas dans la surenchère. Maîtrise et contrôle.
Eric aimait les sports extrêmes, aller vite en voiture et draguer les filles. Il aimait les épater avec son argent, son physique avenant et parfois même la magie. Mais celles qu'il préférait, c'était bien entendu celles qui avaient le malheur de s'intéresser à Quentin, bien qu'elle soit plus jeune que lui. Tout semblait cruellement les séparer et la plupart du temps Quentin sentait bien qu'il agaçait son grand frère dans tout ce qu'il faisait. Il lui reprochait tout ce que son père lui demandait. Ainsi plaire à l'un c'était accepter de déplaire à l'autre.
Puis il y avait Gwen, sa mère. Là encore les choses n'étaient pas simple. Elle ne semblait rien attendre de lui. Mais il y avait une tristesse, une distance entre eux qu'il n'avait jamais pu expliquer. Il la voyait serrer Eric dans ses bras, caresser sa joue quand elle le trouvait mal rasé mais elle évitait presque toujours de le toucher. Enfant quand il lui disait qu'il l'aimait, elle lui souriait et disait du bout des lèvres "je sais. Moi aussi, Quentin." Mais c'était un amour raisonnable avec des lignes et des frontières qu'il craignait toujours un peu de franchir et de perdre.
Il avait longtemps cru qu'Eric était simplement son préféré mais quand le petit dernier Noé était arrivé, il avait réalisé que c'était juste lui le problème.
Noé en revanche n'était pas compliqué. Peut être parce qu'il était petit mais il semblait aimer tout le monde. Il était toujours de bonne humeur et c'était peut être pour ça que tout le monde, à commencer par Quentin, le laissaient faire ce qu'il voulait.
Puis il y avait Alexis. Alexis n'était pas le quatrième garçon de la famille amis parfois Quentin avait le sentiment qu'Eric le considérait un peu plus comme son égal que lui. Peut être parce qu'ils avaient le même âge. Après, Quentin ne l'enviait pas pour autant. Eric le considérait une peu trop comme sa chose à son goût. Dès qu'il se faisait mal, il attendait de lui qu'il prenne sa douleur et le pire avait peut être été que le pauvre Alexis avait eu deux fois la varicelle. Aurélien n'avait même pas voulu le soulager avec un peu de magie. Alexis essayait toujours de copier Eric, souvent dans le pire. Il devait penser que cela le rendrait plus cool alors qu'il n'avait pas vraiment le même tempérament. Si Eric était agaçant à se vanter, Alexis paraissait encore plus arrogant en l'imitant. De ce fait, Quentin avait beaucoup de mal à le cerner et à savoir qu'elle était réellement sa personnalité comme si à force d'avoir pour mission de guérir Eric de tout, il n'était plus qu'une pâle copie de ce dernier.
Enfin il y avait aussi Annie qui leur préparait des repas digne des plus grandes tables. Annie savait toujours comment faire plaisir à chacun d'entre eux. Et elle ne faisait pas de différence avec Quentin. Quand il révisait dans sa chambre et oubliait de prendre une collation, elle lui montait un plateau où elle avait pris soin de tout poser avec ordre et discipline. Le reste du personnel avait tendance à changer  régulièrement mais Annie restait un point d'ancrage rassurant pour toute la maison.
Puis il y avait les autres. Quentin en était là dans ses pensées lorsqu'il entendit sonner les voitures dans l'allée de la résidence. Les premiers invités arrivaient. Une grande réception mondaine pour les dix-huit ans d'Eric. Pour la première fois, Quentin s'était hasardé à invité, Laura et Ahmed. Ils étaient tous les deux dans sa classe depuis quelques années. S'il espérait avoir le courage de saisir toutes les perches que lui tendait la première (du moins c'est ce que lui serinait son ami), il espérait que le second ne serait pas trop impressionné par sa famille et la fête d'honneur. Ahmed ne se prenait pas la tête et il avait même accepté le fait que la magie puisse exister comme quelque chose de totalement logique. Il n'avait aucun désir de pratiquer pour autant. Peut être parce qu'il trouvait que la manière d'en parler de Quentin faisait de la magie une discipline potentiellement aussi chiante que la physique quantique.

Quentin vérifia une dernière fois sa tenue avant de quitter sa chambre. La chemise n'avait aucun faux pli et les boutons de manchette étaient bien en place. Le pantalon était impeccablement repassé. Comme c'était une grande réception et pas une garden-party, il ne portait pas de jean, dress-code oblige. Pas de basket non plus, mais des chaussures de ville. La cravate était obligatoire aussi, du moins au début.
Il se regarda dans le miroir pour s'assurer que ses cheveux noirs ne partaient pas en tous sens. Toujours faire bonne impression, cela faisait aussi partie des leçons de son père.

Cela ne valait peut être pas pour tout le monde. Eric avait ouvert la fenêtre du couloir pour fumer une cigarette en jetant un oeil aux invités. Il était habillé d'un costume comme lui mais d'une manière totalement différente. Peut être parce que sa chemise n'était pas fermé jusqu'en haut ou qu'il avait retourné les bout de ses manches sur sa veste. A moins que ce ne fut à ses baskets Nike noir et or rutilantes. Il avait coiffé ses cheveux en arrière avec du gel.
Son père aurait détesté le voir fumer, surtout dans la maison. Mais il utiliserait encore un sortilège pour masquer l'odeur.

Quentin l'observa des pieds à la tête. Ils étaient aussi différents que l'eau et le feu, et s'entendaient tout aussi bien d'ailleurs. Encore une fois, Eric n'en avait fait qu'à sa tête, ignorant les consignes maternelles sur la tenue adéquate autorisée pour la journée. Evidemment, on lui pardonnerait : il était le roi de la réception après tout. Même si cela n'avait pas été le cas, on lui aurait pardonné aussi, Quentin ne pouvait que le constater amèrement. Mais encore une fois, il ravalerait son ressentiment à cette différence de traitement. Maîtrise et contrôle. Comme toujours.

- Il va falloir descendre, dit-il simplement en arrivant à la hauteur de son aîné.

— J'ai pas fini ma clope, au cas où t'aurais pas remarqué.

Pour attester ses dires, il s'en alluma une seconde. Durant un bref instant, la flamme du briquet dérangea plus Quentin que la fumée de la cigarette. S'il n'avait plus peur du feu, cela restait aussi désagréable qu'un vol de mouches. Ils le craignaient tous depuis l'incendie qui avait éclaté alors que Noé n'avait que 2 ans. L’événement restait flou mais Aurélien avait souvent insisté sur le fait qu'ils avaient eu de la chance.

— C'est toi qui a invité la blonde... T'aurais pas dû ramener Ahmed, grand-mère déteste les arabes, elle va être imbuvable avec lui.

- Grand-mère déteste tout le monde.

C'était une simple constatation, pas une accusation.

- A part toi et Papa, bien sûr.

Sophie n'avait jamais caché son animosité pour Gwen, même devant les enfants. Elle n'avait aucune considération pour François ou Alexis, qu'elle voyait au mieux comme des outils, au pire comme des insectes. Quant à lui, Sophie ne dérogeait pas à la règle générale. Elle encensait Eric, qui ressemblait beaucoup à Antoine, leur grand-père, mais peu importait ce que pouvait faire Quentin, il n'était jamais dans ses bonnes grâces. Elle n'en était pas moins exigeante avec lui.

— Aaaah... Encore un coup dur pour Quentin. Quentin qui souhaiterait être si parfait que tout le monde ne pourrait que l'aimer.

Il le regarda en soufflant la fumée de sa cigarette.

— Je sais pas comment tu fais pour pas mourir d'ennui dans ta petite vie bien rangée... Quand j'avais ton âge...

Eric s'interrompit. Il se comportait toujours aussi librement aujourd'hui.

Quentin encaissa la remarque sans broncher. Maîtrise et contrôle de soi. Pourtant, à l'intérieur, cela faisait mal. Eric ne comprendrait jamais que Quentin n'avait pas choisi d'être ainsi. Il ne le cherchait même pas.

- Tu dis ça comme si ça avait tellement changé en 3 ans...

— Exactement.

Eric sourit et désigna Quentin avec son costume de sa clope.

— Et toi dans 30 ans, tu seras exactement comme ça. Le clone de papa...

Il s'étira et esquissa un sourire.

— Sauf que ce sera moi le boss et que toi tu te contenteras de me seconder.

Quentin ne voyait pas en quoi c'était une mauvaise chose de ressembler à leur père. Ils ne seraient jamais d'accord sur ce point, il le savait.

- J'ai tellement hâte d'être sous tes ordres, tu n'as pas idée.

Eric s'approcha et épousseta le costume de son jeune frère.

— Ouais. Et j'espère que tu m'as trouvé un super cadeau.

Il lui souffla la fumée à la figure avant de faire disparaitre sa cigarette d'un geste de la main. Quentin discerna sans mal la magie qu'il avait utilisé pour ça. En discutant avec son père, il avait rapidement compris qu'il distinguait les tissages magiques des autres sans avoir à faire de sortilège pour ça. Aurélien le trouvait doué, il disait souvent que la magie était innée pour Quentin et il lui demandait souvent de se montrer humble parce que ce n'était pas le cas d'Eric.

Quentin toussa. Il détestait quand Eric faisait cela. Après, c'était lui qui sentait le tabac froid.

- Qu'est-ce que je pourrai t'offrir que tu n'as pas déjà ?

Il frappa l'intérieur de sa main de son poing fermé comme s'il venait d'avoir une idée.

- De la modestie ! Tu crois qu'ils ont ça chez Gucci ?

Intérieurement, il espérait cependant que ce qu'il avait choisi pour Eric lui plairait.

Eric esquissa un sourire.

— Je la porte très mal. Quand j'en mets, je te ressemble un peu trop.

Il lui donna un léger coup de poing sur l'épaule et le laissa pour descendre. Il l'entendit s'exclamer avec emphase :

— Je crois que c'est moi que vous attendiez !

Quentin leva les yeux au ciel en l'entendant jouer les vedettes. Il n'était pas surpris : Eric avait toujours aimé attirer l'attention, se faire mousser. Il avait besoin de briller, alors que lui, il était voué à rester dans son ombre. François avait dit un jour qu'ils étaient les deux faces d'une même pièce, mais il n'en était pas si sûr.
Il descendit à son tour, plaquant un sourire poli sur ses lèvres, prêt à saluer les invités qu'il croiserait. Il ne souhaitait cependant qu'une seule chose : retrouver ses amis.

Laura était arrivée mais elle ne semblait pas complétement perdue. Alexis avait déjà mis la main dessus, essayant sur elle les discours de drague qu'Eric sortait toujours. Elle avait fait un effort pour s'habiller comme pour une grande soirée. Une robe noire simple mais efficace et des escarpins qui ne devaient pas être très confortable. C'était une élève brillante, réservée et qui ne connaissait rien au monde la magie où évoluait Quentin.

Quentin fit la moue en apercevant Alexis qui jouait, comme d'habitude, à être Eric. Il connaissait par coeur le mode opératoire du dragueur qu'il pensait être. Le pire étant que parfois, cela marchait.

- Bonjour, Laura. Désolé de ne pas t'avoir accueillie à l'entrée.

Il lui tendit un verre de jus de fruit, ignorant Alexis.

— Oh... Une mineur. Tu fais tellement femme que je me serai fait avoir, dit Alexis.

Il lui adressa un sourire.

— Appelle-moi quand t'auras dix huit ans, je t’emmènerai faire un tour de moto.

Il passa une main dans ses cheveux d'une manière très étudiée et partit rejoindre Eric. Laura tira un peu sur sa robe, un peu gênée.

— Merci. Je ne pensais pas que ta maison était si grande. Ahmed avait essayé de me prévenir mais je croyais qu'il exagérait encore...

- Le parc est plus intéressant encore. On pourra y aller un peu plus tard si tu veux.

Il jeta un oeil vers Alexis et revint à Laura.

- N'hésites pas l'envoyer balader s'il recommence.

Elle ne dit rien. Ce n'était pas le genre de Laura. Peut être aussi à la couleur de ses joues, étaient elle un peu flattée qu'un type plus vieux et avec un physique avantageux se soit avancé à la draguer.

— En tout cas, merci pour l'invitation, dit elle en levant ses yeux vert. Je suis venue avec Ahmed mais il m'a abandonné pour le buffet...

Lorsque Quentin se tourna dans la direction qu'elle montrait, il vit que ce dernier essayait de brancher Capucine. Elle semblait se demander d'où sortait ce gamin et comment il osait lui demander son portable.

- Mauvaise idée, ça.

Capucine allait bouffer Ahmed tout cru et le fouler au pied. Elle ne jouait pas dans la même cour.

- Viens, allons le tirer de là.

Quentin se méfiait de Capucine. Il ne la connaissait pas bien, mais il la voyait évoluer dans les garden-party où sa famille cotoyait la sienne et il savait qu'elle ne rêvait que d'une chose : mettre le grappin sur Eric.

— Bien sûr que j'ai dix huit ans. Je suis même venu en bagnol. T'as pas vu l'audi dans l'allée ? Ben c'est la mienne, dit Ahmed avec un large sourire.

En voyant Quentin et Laura, il les désigna du doigt.

— Je donne des cours de Math au petit frère d'Eric.

Capucine le regardait comme un insecte nuisible et il était même surprenant qu'elle ne l'ait pas déjà écrasé. Ahmed s'était pourtant mis sur son trente et un, un pantalon et une chemise légèrement ouverte sur une chaine en or que sa peau mate faisait ressortir.

Ahmed, son naturel et son bagou détonnaient en face de la perfection made in Capucine. Cette dernière aurait pu facilement rivaliser avec l'air supérieur de Sophie de Lyonesse. Elles avaient la même condescendance dans le regard.

- Salut, Capucine. As-tu déjà eu l'occasion de parler à Eric ? J'ai cru comprendre qu'il se demandait quel cadeau tu allais lui offrir.

— Bonsoir Quentin, dit Capucine avec amabilité.

C'était beaucoup venant d'elle. En règle général, elle ne parlait pas aux enfants, aux personnages âgés et aux gens qui reniflaient.

— Je suis contente que tu sois venue chercher ton animal de compagnie, ajouta-t-elle avant de s'emparer d'une flûte de champagne pour partir à la conquête d'Eric.

— Professeur de Math, répéta Ahmed alors qu'elle s'en allait.

Il soupira et adressa un sourire à ses amis.

— Elle n'assume pas cette puissante attraction entre nous. Je la comprends... En plus, elle sait pas que mon père c'est juste LE pdg d'un des plus grands labo pharmaceutique. Elle doit croire que je suis le fils du chauffeur... C'est l'histoire de ma vie. Sinon ça va ?

Quentin sourit légèrement à la tirade d'Ahmed.

- Désolé de te casser tes illusions, mais si elle le savait, ça n'aurait pas grand poids face au roi de la journée. Elle n'a d'yeux que pour Eric.

Alexis avait même dit qu'elle en mouillait sa petite culotte, mais Quentin n'allait pas dire quelque chose d'aussi vulgaire alors qu'on risquait de l'entendre.

- On est obligé de rester un peu ici pour l'instant, mais on pourrait s'éclipser après.

Il attrapa une assiette et demanda à Laura si elle souhaitait quelque chose à manger.

— Tu veux dire qu'une femme aussi belle n'est pas vénale ?

Laura le remercia et se contenta de prendre un verre de jus de fruit.

— Tu as vraiment une vision déplorable des filles, dit elle.

— Je sais et je déplore qu'aucune ne me détrompe. D'ailleurs toi si tu t’intéresse à Quentin, c'est pour quelles raisons ?

Elle se mit à rougir à cette question.