FB02 - Devenir un vampire

Il y a une centaine d'années, la Cité ressemblait déjà à la Cité. Bien sûr bon nombre de Fae vous diront que c'était mieux. Ils vous parleront du quartier des mirages qui tout de blanc et de sable regorgeait de petites oasis où prendre des thés de Tiare et d'Eusopa. Et bien sûr, ils évoqueront également les amours du Prince que toute la ville suivait avec passion jusque dans les quartiers les plus malfamé où à défaut de potiner devant le thé, les maudits pariaient sur celle qui l'épouserait.
Depuis quelques temps, un nom revenait sur toutes les bouches et peu de personne aurait misé sur son échec tant le Prince la regardait avec des étoiles dans les yeux à chacun de ces passages.
Kate Blekk Insale n'était pourtant pas des plus grandes lignées bien que son père fut un éminant récolteur de Bourgeon des défunts. Sa mère pour sa part n'était remarquable que pour sa beauté qu'elle avait su transmettre généreusement à sa fille.
De petite taille, mais les Fae s'accordaient tous à dire que ce qui était petit était mignon, avec une silhouette lui fournissant un joli décolleté et une taille marquée, Kate possédait une chevelure noire épaisse, aux boucles dociles et de grands yeux verts aux multiples tâches d'or.
On appréciait ses bonnes manières et son Don pour le chant. Ses détracteurs lui reprochaient son esprit mordant et son assurance.
Mais ce qui retenait l'attention de tous, comme à cet instant alors qu'elle franchissait les rues de la Cité en direction du palace de verre où elle devait retrouver le Prince dans le plus relatif des secrets c'était ses tenues uniques.
Kate avait la chance d'avoir pour meilleure amie, Augra Dark Insale, couturière émérite, contestée et révolutionnaire. Une fois de plus, cette dernière s'était surpassée en incrustant des filaments de méduses des fonds dans les volants de sa crinoline vert émeraude. La dentelle de son corsage d'un noir profond avait accroché une fine poussière de moreira, cette fleur au pollen doré et au parfum envoutant. Certaines de ses rivales disaient même que c'était cette odeur qui avait captivé le Prince plus que les charmes de la belle.


Pour autant, en bien comme en mal, Kate se fichait bien de ce qu'on disait d'elle. Alors que ses talons martelaient les pavés de la Cité, elle ne pensait qu'à une chose : les lèvres de son amant, ses mains sur sa taille et les mots qu'il lui susurrerait à l'oreille et qui la faisait rougir d'avance. Elle était tellement perdue dans sa rêverie qu'elle ne se rendait même pas compte qu'elle était suivie déjà depuis de longues minutes.

L'homme n'avait pas quitté Kate depuis qu'elle avait mis le pied hors de chez elle. Depuis, il restait à distance respectable, si discret que les habitants de la Cité le remarquaient à peine alors qu'il passait juste devant leur nez. La capuche de son manteau dissimulant ses traits n'y était pas étrangère, mais il était évident que les passants préféraient porter toute leur attention sur la demoiselle se rendant à son rendez-vous galant. Il n'avait même pas à activer son Don ! C'était tout bonnement fascinant. Toutefois, cela ne l'empêchait nullement de rester prudent et concentré. Kate attirait autant les convoitises que la jalousie et si les choses continuaient sur cette voie entre elle et le prionsa, cela n'irait que croissant. Une union en bonne et due forme atténuerait peut-être les choses, mais rien n'était moins sûr. L'Histoire de la Cité était malheureusement remplie de  jeunes et jolies jeunes femmes assassinées par des rivales, banphrionsa comme banrion, fiancées ou mariées.

Kate s'engagea sur un des innombrables ponts enjambant l'un des moins innombrables canaux de la Cité et l'homme aperçut quelqu'un lui emboiter le pas. L'inconnu était vêtu à la façon ordinaire d'un ouvrier, d'un pantalon maintenu par des bretelles sur une chemise et une casquette bien enfoncée sur sa tête. L'homme accéléra le pas, prêt à intervenir, alors que Kate continuait son chemin sans se rendre compte de rien.
Alors qu'elle arrivait au bout du pont, elle perçut toutefois de l'agitation derrière elle et se retourna uniquement pour voir un homme vêtu d'un manteau sombre passer un autre par dessus le parapet sans le moindre effort. Dans le mouvement, sa capuche retomba sur ses épaules, dévoilant le secrétaire personnel du prionsa Philippus Menilus : Langdon Goodenough. Si Kate ne lui avait jamais adressé la parole plus que nécessaire jusqu'ici, elle ne pouvait se méprendre pour l'avoir toujours vu graviter non loin de l'héritier du trône.

Elle resta un moment interdite en reconnaissant l'homme qui ne faisait pas que gérer l'emplois du temps du Prionsa mais bel et bien assurer sa sécurité lors de ses déplacements. Sa présence lui fit chaud au coeur, lui montrant l'attachement de son bien-aimé.
Elle repris sa route, presque en sautillant, presque parce sa robe ne lui permettait pas vraiment ce genre de fantaisie. Il lui tardait de se glisser entre les bras de son fougueux amant, de savourer le contact de sa main essayant de se faufiler dans les méandre de dentelle et de soie tout en pestant avec un langage des plus chatiés sur ce labyrinthe vestimentaire.

Elle n'avait pas fait 20 mètres, Langdon sur ses talons, qu'un véhicule arrivait à une vitesse très loin d'être raisonnable dans un bruit de pétarade et du "clac clac" des roues métalliques sur les pavés, faisant s'écarter les passants dans des cris d'orfraies. Illuminé par quatre lanternes et une myriade de lucioles couleur feu gravitant autour de lui, il était loin de ressembler aux carrosses habituels. Plus petit et plus fin, il n'était tiré par aucun animal, ce qui était du jamais vu. Sa cabine aux portes et aux fenêtres de verre bleuté d'une transparence sans égale était faite pour accueillir deux passagers sur des sièges moelleux au revêtement au-delà du luxueux. A l'extérieur, les panneaux émaillés de bleu étaient décorés de moult fioritures de métal recouvert d'or : des sculptures d'inspiration végétales ou encore des sirènes et des pixies. A chaque expression du moteur, le pot d'échappement relâchait un nuage de poussière dorée et éphémère dont les plus grosses particules ressemblaient à des fantômes de fleurs diverses et variées.



Le pilote tira un levier sur sa droite et le véhicule se stoppa un peu brutalement dans un crissement de freins pile devant Kate. Langdon, alerté par le bruit et craignant à nouveau pour la sécurité de la demoiselle, s'était tenu prêt à intervenir, mais n'en fit rien en reconnaissant enfin le duo pilote/machine.
Le prionsa Philippus Menilus, splendide dans un de ces costumes bleus aux broderies et aux boutons d'or, se débarrassa de ses lunettes de protection tout en sautant à bas de sa dernière invention. Ses cheveux noirs, délicatement ondulés, relevés sur le côté droit pour dégager son front parfait, il adressa son plus beau sourire à son amante. Ses yeux aux couleurs changeantes, héritage paternel, n'étaient que chaleur, affection et promesses pour les heures à venir.

— Kate ! Je n'en pouvais plus de vous attendre ! fit-il en attrapant sa main pour la porter à ses lèvres.

La patience n'était pas le fort du prionsa Philippus, au grand dam de ses parents et, certainement de Langdon qui aurait préféré, dans le cas présent, qu'il attende sa belle bien sagement au lieu de rendez-vous. Mais évidemment, le jeune homme n'avait pu résister à l'envie de revoir Kate le plus rapidement possible et d'étrenner son étrange machine.

— Comme toujours, vous ravissez mes yeux, ajouta-t-il d'une voix plus basse où ne perçait que la vérité.

Kate lui adressa un sourire chaleureux avant de regarder avec un soupçon d'inquiétude le carrosse. Si l'engin était des plus intrigant, elle se demandait surtout s'il pourrait contenir autant de taffetas, de soie et de volants et elle commençait même à en douter sérieusement.
Loin d'être ingénue, elle se doutait bien que Philipus serait ravie qu'elle se débarrasse de toutes ces couches de tissus mais elle avait reçu la meilleure des éducations et jamais elle ne se serait abaissée à révéler les lignes de sa silhouette aux yeux de tous dans une rue des plus banales.

— Croyez-vous que je... Là...Vraiment ? se hasarda-t-elle de sa voix mélodieuse.

Le prionsa prit ses mains dans les siennes pour les embrasser encore avec plus d'insistance, puis jeta un oeil vers son véhicule d'un air amusé.

— Mais oui, répondit-il finalement en revenant à ses yeux. Vous allez voir, c'est très confortable.

Il l'entraina aussitôt vers l'engin, mais s'arrêta devant la portière. Il frappa du pied deux fois en regardant vers Langdon.

— Oh. Toutes mes excuses, Prionsa.

L'homme s'empressa en deux bonds de les rejoindre pour ouvrir la porte et un petit marche-pied apparut pour faciliter l'embarquement. Il s'inclina devant le couple, les invitant à rejoindre la banquette.

— Je te laisse conduire, Langdon. J'ai beau adorer mon invention, plus rien ne compte à part mon adorable Kate dès que je pose les yeux sur elle.

Il se pencha à l'oreille de la jeune femme pour ajouter :

— Et mes mains brûlent d'être sur vous. Je n'ai pensé qu'à cela depuis notre dernier rendez-vous...

Kate se garda bien de lui rappeler qu'elle n'avait eu qu'à chanter pour que ses ardeurs ne s'éteignent et qu'il plonge dans un profond sommeil. Si elle se laissait aisément entrainer par la fougue de son amant, elle tentait malgré tout de conserver son attention par quelques petits stratagèmes. Contrairement à certaines de ses amies, elle avait confiance en Philipus et elle était certaine qu'il ne tarderait plus à la demander en mariage. Il lui avait souvent dit qu'il ne supportait pas qu'elle puisse être la cible de ragots et ils se fréquentaient depuis suffisamment de temps pour que les choses deviennent officielles.
Cependant pour beaucoup Philipus était versatile, toujours à la recherche de nouveauté et faisant tout pour obtenir ce qu'il désirait mais Kate savait également qu'il avait une part plus mélancolique et qu'il avait besoin d'être aimé et rassuré.
Elle avait été troublée plus d'une fois, quand seuls, il lui avait demandé si un autre que lui n'aurait pas été un meilleur souverain.

— Vos mains seulement ? Répondit elle avec espièglerie avant de monter dans la voiture.

Il répondit d'un rire clair alors que la robe avait un peu de mal à passer la portière, se gonflant comme une corolle qu'il aida à rabattre. Les femmes se cachaient derrière des méandres de soie et de taffetas, de surjupes, de jupons et autres accessoire infernaux, et il les préférait sans tout cela entre eux, surtout Kate. Cependant, il appréciait également de devoir déballer ce qu'il considérait comme le plus précieux des cadeaux, bien que, comme pour le reste, il perde patience un peu trop vite.
Philippus s'installa à côté de Kate alors que Langdon refermait la porte.

— Ah. C'était donc là que vous vous cachiez, fit le prionsa toujours amusé par la situation en rabattant encore une fois les jupes entre eux.

L'habitacle était plus étroit que celui des carrosses habituels, mais cela donnait plus une impression d'intimité que de gêne. Les vitres bleutées laissaient entrevoir la foule qui se pressait dehors autour du véhicule et de son conducteur princier.

— Ne vous inquiétez pas, ils ne peuvent nous voir. Le verre a été enchanté.

— Tout comme je le suis, dit elle sur son ton badin habituel.

La manière dont sa jupe remontait contre la vitre aurait de toutes manières empêché quiconque de la voir. Elle lui sourit, dévoilant ses petites dents blanches qu'on lui avait toujours trouvé charmante.

— Où allons-nous ce soir, mon ami ? Demanda-t-elle en plongeant ses yeux dans les siens.

Philippus avait soudain très chaud et ce n'était pas seulement à cause de leur proximité dans cet habitable étroit. Ses doigts le brûlaient de vouloir toucher enfin Kate et il ôta ses gants. Il frappa deux coups dans le plafond et Langdon démarra l'engin qui pétarada dans un nuages de fleurs fantomatiques.

— Nous pourrions aller au théâtre, fit-il d'un ton pensif en faisant glisser ses doigts nus sur la peau fine du poignet de la jeune femme.

Philippus ne goûtait guère ce genre d'activités, pas plus que les concerts ou l'opéra, certainement parce qu'il fallait rester assis de longues heures, mais il ne voulait pas en priver Kate. Et puis, ce serait toujours une occasion de se montrer à son bras et de faire quelques jaloux.

— Ou nous pourrions aller dans un lieu plus... enfin moins... barbant, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.

Kate sourit à ces mots. Les doigts du jeune Fae la chatouillait et elle préférait quand sa main se montrait plus appuyée.

— Ma mère ne tarit pas d'éloges sur le dernier spectacle de la troupe des Pelicans vaporeux... Elle adorerait y assister une nouvelle fois... dans la loge royale, approuva-t-elle.

Elle arrêta la main de Philippus en l'emprisonnant dans la sienne.

— Cependant, nous pourrions demander à la Sorcière de changer notre apparence et flâner dans le quartier des choses cassées et des choses perdues-retrouvées, proposa-t-elle à voix basse.

Il n'y avait pas une seule chose convenable dans tout ce qu'elle venait de proposer.

Et évidemment, cela fit briller le regard du prionsa. Il n'avait jamais encore mis les pieds dans ce quartier et l'idée de le découvrir avec Kate, incognito, était des plus excitantes.

— Votre proposition est bien plus alléchante que le théâtre.

Il se pencha pour l'embrasser, mais s'empêtra dans le tissu.

— J'aurai peut-être du faire cet engin un peu plus large, bougonna-t-il.

— Vous êtes déjà aller voir une sorcière ? Demanda-t-elle en étouffant un rire.

Les sorciers étaient encore moins bien vu que les "maudits" qui vivaient en marge de la bonne société. Pour cause, leur magie était sombre et glaçante, utilisant sang, abats, os et faisant appel à des forces telluriques dangereuses pouvant créer des dégâts par répercussions imprévisibles.
Bref ils n'affectionnaient guère les paillettes et la lumière comme les Fae.

Il continua à se débattre avec la robe.

— Jamais encore, mais on m'en a parlé.

Amadeus avait eu une conversation très intéressante sur le sujet la dernière fois qu'il lui avait rendu visite. Philippus ignorait comment il s'était procuré un ouvrage traitant des Sorcières, mais il en avait parlé avec une telle ferveur qu'il n'avait pu que piquer l'intérêt du prionsa. Amadeus serait certainement ravi de l'entendre lui raconter qu'il avait pu en rencontrer une véritable.

— Vous allez froisser la soie d'araignée, mon Amour, le gourmanda-t-elle en se penchant sur lui pour lui voler un baiser.

Mais elle reprit sa place au milieu des couches de volutes textiles avant qu'il puisse la retenir. Elle fronça ses sourcils qu'elle avait épais sur ses yeux aux longs cils noirs.

— Qui vous parle de Sorcière ? Ne serait-ce pas Lavande ou bien Fenouille ?

Les deux Faes jouaient sans cesse des coudes pour obtenir l'attention du Prionsa et elles auraient bien été capables de lui proposer une telle entrevue.

— Qui donc ? Oh... Non. Aucun risque, mon aimée.

S'il était un peu frustré qu'elle le tienne ainsi à distance, cela ne faisait que renforcer son désir d'elle. Ce jeu n'était pas déplaisant et il avait toute la nuit pour attraper son joli papillon.

— C'est une de mes connaissances dont je vous parlerai une nuit prochaine, précisa-t-il un peu plus sérieusement.

Ses lèvres s'incurvèrent à nouveau dans un sourire.

— Savez-vous où trouver une Sorcière ?

Kate réfléchit à la question avec attention.

— Et bien... J'ai ouïe dire qu'à la limite du quartier englouti, il y avait une caverne et que dans cette caverne il y aurait... une sorcière.

Le prionsa attrapa aussitôt le cornet muni d'un tuyau qui se trouvait dans le coin de l'habitacle et appuya sur un bouton.

— Langdon, conduis-nous dans le quartier englouti.
— Votre Altesse ? Vous n'y pensez pas sérieusement ?

Mais la voix du secrétaire trahissait qu'au contraire, il pensait fortement que l'héritier de la Cité était capable de se rendre là-bas.

— Tu me connais si mal que cela ? s'amusa le jeune homme.
— Malheureusement, non, répondit l'autre après avoir laissé échappé un soupir.

Philippus raccrocha sans cacher sa satisfaction et revint à l'objet de son désir.

— Faisons de cette nuit un moment inoubliable, mon amour.

Rapidement le véhicule franchi les ponts pour abandonner une architecture luxueuse et vertigineuse pour dévoiler des quartiers bien différents.
Kate regarda avec attention celui des échoppes volantes où l'on pouvait acheter les mets les plus délicieux mais où elle mettait rarement les pieds car c'était un marché où seuls les serviteurs de sa famille se rendait.
Elle remarqua de nombreuses lumières virevoltantes et reconnu des Pyskes. Elles étaient bien plus nombreuses ici, probablement parce qu'il y avait moins de Faes pour les chasser à coup d'éventails...
En d'autres temps, Kate aurait insisté pour qu'ils s'arrêtent mais aller voir une Sorcière pour changer d'apparence était autrement plus tentant.
Les couleurs, les tentures des échoppes et le flux des Noctambules s'effacèrent pour les prémices du quartier englouti.
Il avait été victime de grande trembloterie une dizaine d'année auparavant et rapidement les citoyens avaient été relogés plus au nord. La mer avait commencé à affluer sur les lieux lors de l'effondrement de la pointe nord, deux ans plus tard.
Le véhicule dut s'engager sur la digue, il n'y avait pas d'autres possibilités pour atteindre le coeur du quartier englouti et cela ne pouvait sans faire sans de fort secousses, les poussant l'un contre l'autre sans ménagement.

Si Philippus trouva cela fort amusant au début, d'autant plus que cela lui donnait un prétexte pour s'accrocher à Kate, il ne fallut pas longtemps pour que l'inconfort prime sur le reste. Il eut cependant le bon goût de ne pas pester, se contentant de froncer ses sourcils, qu'il avait fort jolis au demeurant.
La voiture ralentit de plus en plus son allure alors que la digue s'amincissait dangereusement et que le jeune homme observait l'extérieur d'un air concentré qui dissimulait une légère appréhension. Il n'était jamais venu aussi près de l'eau, ou seulement dans les zones où les gens de son rang étaient sûrs de ne pas trop se mouiller et salir leurs chaussures impeccables. Ce n'était de toute façon pas un élément qui le mettait à l'aise en dehors d'un bon bain chaud et il n'était guère curieux de ce qui pouvait tremper ou vivre au-delà des rives de la Cité.

Le quartier englouti avait une allure aussi sinistre que fascinante. Les bâtiments n'étaient plus que l'ombre de ce qu'ils avaient été, mais on devinait la splendeur fanée de balcons de pierre délicatement ouvragés ou de façades dont le décor s'était effondré ou avait fini mangé par l'humidité et, certainement, les skrougnes qui pullulaient dans les anfractuosités. Nul ne savait pourquoi la Cité n'avait pas fait disparaître ce quartier désolé et abandonné depuis des lustres alors que d'autres, plus récents, avaient sombré dans l'oubli entretemps. Personne n'avait non plus cherché à le savoir.
Langdon finit par stopper la voiture, ne pouvant plus faire autrement. Le véhicule et son aura dorée tranchait avec le gris ambiant. Le secrétaire n'appréciait guère d'être aussi repérable en terrain inconnu et il savait que cela serait pire lorsque ses passagers auraient débarqué.
Il sauta à bas de son siège, laissant le moteur tourner par précaution, et avança jusqu'à la portière. Ses sens bien trop affutés pour sa fonction officielle restaient aux aguets du moindre son et du moindre mouvement. Mais en dehors de clapotis des vaguelettes, le seul bruit qu'on percevait était celui d'un vent léger, allant et venant, comme une respiration lente et profonde, comme si la Cité elle-même observait ces trois Faës qui avaient osé mettre les pieds dans un quartier où ils n'avaient rien à faire.

— Êtes-vous bien certain de ne pas vouloir repartir ? tenta-t-il à l'adresse de son maître.
— Bien évidemment ! répondit l'intéressé après avoir laissé éclater son rire.

Le prionsa sourit avec malice à sa belle, lui attrapa la main et ouvrit la portière pour descendre le premier, l'aidant à s'extraire de l'habitacle. Il fronça le nez sous l'odeur d'iode, d'eau stagnante et d'algues qui embaumait les lieux.

— Où est donc cette caverne ? demanda-t-il à Langdon.
— Nous n'en sommes pas très loin.

Le sourire de Philippus s'accentua à cette réponse.

— Je savais bien que tu connaissais les lieux. Mon amour, si vous saviez, Langdon est plein de surprises.

Ce dernier préféra ne pas rebondir sur la question. Il ne pensait pas judicieux que la jeune femme s'intéresse de trop près à son cas, mais le prionsa avait tendance à oublier toute prudence dès qu'il s'agissait de Kate.

— Je ne vous imaginais pas vous entourer de personnes qui ne soient pas pleines de ressources, répondit elle avec enthousiasme.

Ses yeux s'attardèrent un instant sur l'homme de main du Prionsa. Bien qu'il ait une tenue et des manières irréprochables, il lui trouvait quelque chose de lourd et d'inquiétant, bien loin de ce qui pouvait se dégager d'un Fae de bonne famille

— Et bien, guidez-nous Langdon jusqu'à cette Sorcière, lui demanda-t-elle.

L'homme s'inclina légèrement, puis se redressa en observant son maître et sa dulcinée. Il hésita une seconde et se défit finalement de son manteau.

— Il serait préférable de mettre ceci. Les rues ici ne sont pas si désertes qu'on le croirait et nombreux sont les yeux à l'affut, expliqua-t-il en tendant son vêtement à Kate.

La prudence aurait voulu qu'il dissimule le visage du prionsa, mais celui-ci lui aurait fait remarquer son manque de politesse.

A cette mention, Kate se mit à scruter l'obscurité environnante mais ne discerna aucune présence.

— J'espère ne pas vous mettre en danger, douta-t-elle.

— Mais je me rie du danger ! répliqua le prionsa avec malice.

Langdon se retint tout juste de lever les yeux au ciel, préférant les avoir sur le couple. Parfois, l'homme qu'il servait pouvait se montrer aussi téméraire et aussi déraisonnable qu'un enfant, mais il n'était pas nécessaire de le faire remarquer.

— Suivez-moi je vous prie.

Langdon entraina le jeune couple sur des pavés disjoints et luisants d'humidité, priant pour que la voiture soit toujours là à leur retour.

Le silence autour d'eux était un peu étrange et pesant alors qu'ils avançaient le long de ce qui avait été autrefois une rue commerçante. Les anciennes échoppes en ruines, décorées de reliquats de lampions de verre soufflés, aux portes et aux fenêtres délabrées, donnaient l'impression aux visiteurs que des fantômes allaient en sortir à tout moment pour les surprendre. Mais en fait de spectre, ce fut un skrougne qui les fit sursauter, bondissant de sous un vieil étal pour leur filer entre les jambes en couinant. Par réflexe, Philippus attrapa sa belle par la taille pour l'écarter de l'horrible monstre à tentacules pas plus gros que sa chaussure.

— Ne nous attardons pas, rappela Langdon alors que son prionsa étouffait un rire à grand peine après cette petite frayeur.

Le secrétaire n'avait pas bronché, restant aussi droit et imperturbable. Son regard glissait sur chaque fenêtre brisée, sur chaque balcon vide, dans chaque ruelle abandonnée. A mesure qu'ils avançaient, il avait noté la présence de plus en plus marquée de spiruline. On disait que les sorciers utilisaient dans leurs potions cette étrange mousse verte qui proliférait dans les bas-fonds. On racontait surtout qu'on avait retrouvé des symboles dessinés à la spiruline sur les murs de certains quartiers et personne, pas même Langdon, ne savait encore qui s'amusait à cela, ni pourquoi. Ici cependant, il ne s'agissait vraiment que de mousse verte et légèrement luisante envahissant peu à peu le quartier englouti, ramenée sur la berge par les vaguelettes d'eau noire ou grignotant les pierres.

Au bout d'un temps qui parut long aux visiteurs, les trois Faës débouchèrent sur ce qui avait été autrefois une place. En son centre, trônait une statue de pierre d'un pêcheur solidement charpenté embrochant une sirène d'un harpon. De l'autre côté, au milieu d'immeubles plus effondrés qu'affaissés, s'ouvrait la gueule béante d'une caverne flanquée de deux lanternes. La spiruline qui en tapissait les parois luisait au rythme du vent qui n'avait cessé de souffler doucement à leurs oreilles.

— Mmm... Voilà une entrée fort prometteuse, glissa le prionsa à Kate sans cacher son excitation à pousser leur exploration plus avant.

Kate avait retrouvé le silence alors qu'ils progressaient et une fois devant la caverne, elle n'avait pu s'empêcher de se faire la leçon sur les risques qu'elle faisait prendre à Philippus. Elle était certaine que Langdon devait la maudire dans tous les dialectes qu'il devait connaitre. Elle ne doutait pas qu'ils fussent nombreux.
Elle frôla du bout du doigt les algues vertes.

— Je croyais qu'il n'y en avait que dans l'eau, murmura-t-elle.

Elle avait presque l'impression qu'elles luisaient étrangement