FB01 - Devenir loup-Garou

Jonas rampa jusqu'à son lit pour s'y installer. L'odeur du bouillon arrivait toujours jusqu'à lui, mais le contraste était saisissant entre ce qu'il en sentait maintenant et ce qu'il en avait senti quelques instants plus tôt.

— Je ne voulais pas vous incommoder. C'est tellement...

Il sourit, bien incapable pourtant d'arriver à mettre des mots sur tout ce qu'il avait ressenti.

Siglae attendit qu'il fut bien installé et le drap remonté sur son corps avant de se décider à entrer plus en avant dans la chambre. Elle posa le plateau sur la table de chevet et remua le bouillon avec délicatesse. Une tranche de pain et une coupelle de fruits de minuit complétait son repas.

— Je vais prévenir ton frère que tu es reveillé, dit elle.

Il lui sourit avec un peu plus de réserve cette fois. Il n'arrivait pas à deviner ce que pouvait penser sa mère de son nouvel état. Ils n'en avaient jamais parlé. Cela faisait des années qu'ils ne discutaient plus vraiment, depuis que Jozzler avait pris en main son éducation et tout ce qui allait avec. Pour autant, il ne lui posa aucune question. Cela aurait certainement été aussi gênant qu'indiscret.

— Je meurs de faim, fit-il en mordant à pleines dents dans son morceau de pain.

Jonas eut le temps de manger, de digérer et de faire une sieste avant de recevoir la visite de son frère. Il s'aperçut de sa présence en se réveillant d'un rêve confus.
Razzler était assis sur le bord de la fenêtre, les jambes dans le vide, lui tournant le dos.
Au-dessus de lui la lune blanche était immense et semblait toucher l'océan sur la ligne d'horizon. La luminosité était forte dans la nuit éternelle indiquant que les heures avaient filé plus vite que Jonas ne l'aurait cru.

Jonas plissa les yeux, un peu gêné par la luminosité, et sortit de son lit. Il se sentait désormais en pleine forme.

— Tu comptes sauter ou je dois te pousser ?

Il passa le pantalon que sa mère avait laissé plié sur le tabouret et s'approcha de son frère.

Razzler tourna une moitié de visage vers lui. Il faisait tourner entre ses doigts un petit flacon où il restait un peu de vapeur verte.

— Je sais nager, moi, répondit il avec un léger sourire.

Et il l'avait encore démontré après avoir raflé la mise à la dernière table de jeux.

— ça, c'est toi qui le dis, répondit-il sur le même ton.

Il s'appuya contre le montant de la fenêtre. Il était content que son frère soit venu le voir. Depuis trois ans, ils n'étaient plus aussi proches que lorsqu'ils étaient enfants. La différence d'âge, les nouvelles occupations de Razzler et leurs caractères respectifs les avaient peu à peu éloignés.

— Tu as fait quoi de ton temps pendant que je réduisais le mobilier en miettes ? demanda-t-il en observant la petite fiole danser entre les doigts de Razzler.

Jonas n'était pas vraiment fier d'avoir fait des dégâts cependant. Sa mère avait du avoir bien du souci pour nettoyer.

- Réduire le mobilier en miettes... C'est vrai que ce spectacle devait valoir le coup d'œil, j'aurais dû penser à cacher un coquillage de reminescence.

Il regarda les raffiots fait de briques et de broc qui voguaient tant bien que mal vers la Cité. Les lumières s'y allumaient de quartier en quartier dans un arc lumineux rougeoyant.

- J'avais une excellente main ce soir.

— Tu as encore été jouer ? Qu'est ce que tu as gagné cette fois ?

L'adolescent n'avait pu réfréner un froncement de sourcils réprobateur malgré tout. Il ignorait bien des choses sur son frère, mais il savait qu'il enfreignait certaines des règles édictées par leur père, ce qui le dépassait. Les règles de Jozzler étaient absolues et si elles existaient, c'était pour les respecter. L'ordre et la discipline étaient la base de tout ici, que ce soit à la Cité comme dans cette maison. Pour autant, si Jonas désapprouvait que Razzler s'écarte du chemin tout tracé par leur père, il s'inquiétait encore plus de le savoir fréquenter des endroits peu recommandables pour le plaisir de jouer aux cartes.

Il fit danser le petit flacon entre ses doigts d'une main à l'autre.

- De la vapeur de bourgeons, dit il avec un regard pétillant de malice.

— De la... C'est possible ça ?

Cette fois, la curiosité l'emporta sur la désapprobation. Les Bourgeons ne se trouvaient que dans la Ville Haute, au coeur même des bâtiments de l'Administration, dans un lieu hautement sécurisé. Ils étaient sous surveillance constante. Ce qui n'était pas étonnant vu qu'ils étaient le fondement même de la société de la Cité et que sans eux, personne n'aurait de Don.

Razzler hocha la tête.

- Le bourgeon peut se distiller... Mais ces effets sont temporaires. Celui-ci permet de respirer sous l'eau et de flirter avec les sirènes. Je dois dire que leur réputation n'est pas usurpée, dit il en lançant le flacon à son frère.
Mais il ne s'était pas trop attardé ne sachant pas vraiment la durée de la vapeur qu'il avait inhalé.

Jonas le leva jusqu'à son regard pour mieux observer la vapeur à l'intérieur. Il avait vraiment du mal à croire qu'on pouvait réellement distiller un Bourgeon. Mais après tout, qu'en savait-il ? Il n'en avait jamais vu de sa vie, à peine une gravure dans un livre et encore, sa mère avait-elle dit que c'était sûrement un dessin fantaisiste.

— Et tu me le donnes ? fit-il, franchement surpris.

Razzler lui sourit.
- T'es devenu un grand... Ça se fête non ?

Jonas sourit chaleureusement à son frère, ce qui lui arrivait rarement. Il avait espéré des félicitations de son aîné, des encouragements, mais un cadeau... Cela le touchait vraiment.

— Merci. C'est...

Il reporta son attention à nouveau sur la fiole et son expression changea.

— Est-ce que c'est... contraire aux règles ? demanda-t-il soudain avec beaucoup moins d'enthousiasme.

Il y avait de grandes chances que "flirter avec les sirènes" comme avait dit Razzler ne fasse pas partie des règles édictées par leur père, au même titre que les escapades de son aîné ou ses parties de cartes. C'était peut-être même hors-la-loi. Or, Jonas avait pour habitude de suivre les règles à la lettre, sans même en dévier d'un poil. Les défier ne lui viendrait même pas à l'idée.

- Hors-la-loi ? Une substance aussi précieuse ? Noooon bien sûr. Mais c'est pas vraiment dans le budget de notre famille alors tu devrais éviter d'en parler à nos parents car ils risqueraient d'être gênés s'ils savent que je t'ai offert une telle chose...

Razzler se tourna vers son frère en affichant un air des plus sérieux .

- Garde le précieusement pour un jour spécial...

Jonas aurait bien eu des questions à poser à son frère, mais elles auraient immanquablement cassé l'ambiance et il ne voulait pas de cela.
Il retrouva son sourire et serra la fiole dans sa main.

— Je ne vais pas gâcher un si beau cadeau.

Il soupira de contentement et son regard s'orienta vers le ciel et l'énorme lune blanche qui inondait la ville de sa lumière. Il la trouvait bien plus vive que d'ordinaire, presque gênante.

— Je suis vraiment heureux que ça ait marché. Enfin... pas seulement parce que ça veut dire que j'ai survécu. Juste que... J'ai l'impression de vous rattraper un peu, toi et Père, dit-il à voix basse.

Razzler éclata de rire et bondit dans la chambre.
- Le jour où quelqu'un me rattrapera sera à marquer dans les annales...

Il le regarda avec attention.
- Alors tu me montres a quoi tu ressembles ?

Jonas aurait bien répondu à la remarque de son frère, mais sa demande la lui fit vite oublier.

— Et comment !

Comme il l'avait fait des heures plus tôt, il se concentra sur sa transformation. Il était sûr que c'était comme pour tout : plus il pratiquerait, plus cela serait fluide et naturel.

Razzler regarda son petit frère se concentrer et se changer progressivement en un loup blanc et blond lui ressemblant. Il aurait été bien incapable de se transformer avec une telle lenteur mais c'était le propre des débuts ou de la grande maîtrise.

Jonas sentit à nouveau cette sensation de force et de puissance. Sa perspective avait changé également, ayant gagné plusieurs centimètres, sans compter sa vision et son odorat plus développés.
Quand il bougea, le plancher grinça sous son poids.

— Alors ? Tu en penses quoi ?

Sa voix plus gutturale le surprit encore une fois, mais son attention se tourna vers les odeurs en provenance de l'extérieur et de son frère.
L'air était empli des parfums de l'eau toute proche et lui qui avait pourtant grandi dans cette atmosphère avait l'impression de tout redécouvrir. Il avait d'ailleurs très envie d'aller sentir cela de plus près et cela se voyait dans son regard.

- Va falloir muscler tout ça mais tu feras une excellente copie pour prendre les punitions à ma place, dit il en riant.

Razzler sentait le vieux cuir de crocodile, la fumée et le bois. Ses cheveux et sa peau avait conservé l'odeur des algues et du sel de l'océan. Sa transpiration était plus âcre et puissante qu'il ne l'avait jamais senti avec ses sens humains.

Jonas répondit à son rire, mais le son fut vraiment curieux avec ses cordes vocales de loup-garou.

— Je ne suis pas assez musclé ? répliqua-t-il en soulevant son aîné de terre.

Il se sentait plus libre sous cette forme, comme si être un loup-garou plein de poils, de griffes et de crocs le poussait à laisser de côté ses habitudes bien réglées et rigides. C'était vraiment grisant.

Razzler bascula aussitôt sous sa forme mi-animale mi-humaine pour renverser la tendance en faisant basculer son frère au sol. La maison grinça de protestation.

- Et comment !

Jonas gronda de frustration et d'amusement mêlés. Depuis l'enfance, les deux frères avaient eu l'habitude de s'affronter que ce soit au corps à corps ou à l'escrime, les entrainements physiques étant aussi importants pour leur père que leurs études. Avec ses trois ans de moins, le cadet n'avait jamais eu l'avantage malgré ses efforts et sa souplesse. Cela n'avait pas changé avec la Morsure de Razzler, bien au contraire.

— C'est ce qu'on va voir.

Jonas pêchait certainement par excès de confiance, grisé par sa nouvelle force et l'espoir d'être presque à égalité avec son frère. Avec son enthousiasme d'adolescent, il sauta sur ses pieds, faisant encore grincer la maison, pour essayer de ceinturer Razzler, oubliant l'étroitesse de la pièce et, tout simplement, qu'ils étaient à l'intérieur.