18 - Arkham

Enkha se tenait debout, les mains solidement accrochées au bastingage. Son cœur battait fort dans sa poitrine et l’angoisse commençait à l’étreindre à l’idée de descendre dans les profondeurs et de retourner dans ce laboratoire qui avait bien failli être son tombeau. Avant d’arriver là-bas, il fallait naviguer au cœur du détroit de Drakmor. Celui-ci se profilait devant l’Oscar. Bientôt, le solari entrerait dans ce goulet bordé de récifs de pierre et battu par des vents violents. Ils amorceraient ensuite leur descente vers le laboratoire. Enkha ignorait ce qui se trouvait là-bas. La dernière fois, après son sauvetage, elle n’était pas suffisamment consciente pour s’en souvenir.

— Amarrez-moi ça correctement ! cria Vance derrière elle. Faut vous le répéter combien de fois, bordel ?

Enkha se retourna pour observer le marin. Sur le solari, en dehors du second, personne n’avait encore navigué dans cette partie du ciel. Lui seul savait ce qui les attendait et il se plaisait à répéter que ce ne serait pas une partie de plaisir. Ambre lui avait laissé les coudées franches pour préparer l’Oscar et l’équipage au mieux avant d’entrer dans le détroit et cela faisait des heures qu’il arpentait le pont en long et en large, beuglant ses ordres et passant tout au crible. Il avait fait descendre dans les cales tout ce qui n’était pas indispensable et fait arrimer solidement le reste. Dans les haubans, les gabiers vérifiaient scrupuleusement chaque cordage, chaque poulie, et avaient déjà réduit la voilure. Vance ne laissait rien au hasard et Enkha se dit que son père aurait certainement été fier de le voir se faire obéir ainsi par l’équipage. Si elle lui faisait part de cette pensée, le second lui rétorquerait encore une fois qu’elle se racontait des histoires.

— Navires en approche ! prévint Oscar en apparaissant dans le tube du mât principal.

Enkha regarda à nouveau le ciel, sa main en visière. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’ils avaient croisé le dernier bateau, un navire marchand valmiran qui les avait ignorés.

— Tous à vos postes ! Restez sur vos gardes ! ordonna Vance. Et toi, restes pas là.

Enkha sursauta, ne s’étant pas attendue à ce qu’il surgisse à ses côtés pour l’attraper par une épaule et la pousser dans la direction des coursives.

— Pourquoi ?
— T’écoutes jamais c’qu’on te dit ou quoi ? Y a que les contrebandiers et les pirates qui naviguent par ici. J’ai pas l’temps de te sauver les miches, s’agaça-t-il en continuant à la pousser en avant.

Enkha vit son front se plisser sous la contrariété, mais elle ne put s’empêcher de sourire légèrement.

— Qu’est-ce que t’as encore à sourire bêtement ? Rentre, j’te dis.

Elle hésitait encore à lui dire le fond de sa pensée quand, à bâbord, la proue d’un navire surgit brusquement des Nuages Gris. Les efforts conjugués de l’Âme et du navigateur évitèrent la collision de peu, les deux coques se frôlant dangereusement. Le virage avait été si serré et si soudain que le solari pencha sur le côté. Enkha glissa dans un cri et Vance la rattrapa en passant son bras autour de sa taille, sa main libre se cramponnant à un cordage. Il vit un marin être brutalement arrêté dans sa chute par le bastingage. D’autres s’accrochaient à ce qu’ils pouvaient. L’Oscar se redressa rapidement dans un craquement et la coque retomba lourdement sur la couche de nuages. Ambre cria dans l’intercom de stopper les machines. Le navire glissa sur sa lancée en perdant de la vitesse jusqu’à s’arrêter à quelques centaines de mètres d’un second bateau qui leur barrait la route.

— Dedans. Tout d’suite.

Vance relâcha Enkha et la poussa derechef vers la porte qui s’ouvrait sur un Lumi à moitié sonné par la culbute qu’il venait de faire en tentant de rejoindre le pont. Le second lança presque Enkha dans les bras du jeune homme, leur ordonnant de rester à l’intérieur, sa voix couverte par la sirène d’alarme qui résonnait dans tout le navire et celle d’Ambre qui appelait tous les membres d’équipage à rejoindre leurs postes de combat.
Du bateau le plus proche, des hommes surgirent en hurlant pour sauter sur le pont de l’Oscar, brandissant piques, sabres et pistolets.

— Putain, j’en ai marre d’avoir raison, maugréa Vance en sortant sa lame.

Tout l’équipage avait été armé par précaution, mais peu d’entre eux savaient se battre en combat rapproché et encore moins face aux contrebandiers rompus aux abordages. D’autant plus que ces derniers avaient largement l’avantage du nombre.

— Rendez-vous sans combattre et tout ira bien, ordonna un homme qui devait être le capitaine.

Au regard que certains de ses hommes portaient sur les femmes de leur équipage, Vance en doutait fortement. S’il avait l’opportunité de dire à Ambre « je te l’avais bien dit », il ne s’en priverait pas.

— Nous sommes prêts à vous céder toute notre cargaison. Cela devrait largement payer notre passage, annonça cette dernière en apparaissant.

Aussitôt, Cédric et Perle vinrent l’encadrer, lames au clair. Le capitaine adverse se mit à rire, ses hommes lui faisant écho.

— Alors, ce qu’on dit est vrai : les Arcaniens ont des femmes dans leur flotte maintenant ! s’esclaffa-t-il un peu plus avant de reprendre son sérieux. Bon. Ça suffit. Où se cache votre capitaine ?
— Vous l’avez devant vous. Je suis le capitaine Ambre Marchombre.

L’autre renifla avec autant de mépris que de dégoût, ne dissimulant nullement ce qu’il pensait de cette idée.

— Hé bien, « capitaine », je prends possession de votre navire et de votre équipage. Je donnerais le choix à vos hommes : soit ils rallient mon pavillon, soit ils apprennent à voler. Quant aux femmes et vous-même, ne vous en faites pas. On va bien prendre soin de vous.

A nouveau des rires gras qui firent serrer les dents des marins de l’Oscar. Vance calculait leurs chances, mais elles n’étaient guère élevées.

— Ne vous avisez pas de refuser, vous n’êtes pas en position de négocier, reprit-il en désignant ses hommes qui n’attendaient que de jouer de leurs armes, mais également son second navire.

Une rangée de canons était désormais sortie, tous pointés sur l’Oscar.

— Je crois que nous allons décliner votre offre, intervint soudain l’Âme très sérieusement.

Vance et les autres lui jetèrent un œil surpris. Oscar regarda le capitaine ennemi et leva la main.

— Boum ! fit-il en claquant des doigts.

Au même instant, une déflagration secoua le ciel, faisant sursauter tout le monde, et le côté tribord du navire aux canons explosa en milliers de petits morceaux de bois et de métal. Le bateau pencha aussitôt dangereusement et on entendit les cris affolés des marins jusque sur le pont de l’Oscar. Il ne faudrait pas plus de quelques minutes pour que le navire disparaisse sous les Nuages Gris.
Profitant de la confusion, Perle, Vance et Cédric se lancèrent à l’assaut des envahisseurs, aussitôt imité par le reste de l’équipage. Une deuxième salve de boulets fut tirée, achevant le navire au large, et l’ombre d’un solari recouvrit les combattants. Vance reconnut aussitôt la coque peinte en rouge et noire de la Belladone et jura tout ce qu’il savait. Des cordes furent jetées par-dessus son bord et les hommes d’Arkham Marvan se déversèrent à leur tour sur le pont de l’Oscar.
Les bottes du Commodore claquèrent sur le bois alors qu’il atterrissait dans les premiers dans un bond souple, le sabre déjà au clair. Son long manteau rouge virevolta au milieu de ses adversaires et la lame traça son sillon dans leur chair. Précis, impitoyable, Arkham avançait sans se soucier de ses arrières, parfaitement protégés par ses hommes. Ambre n’avait vu dans sa vie que deux hommes se mouvoir avec autant d’aisance une arme à la main, mais c’était la première fois qu’elle assistait à un tel spectacle au cours d’un véritable combat et pas d’une joute amicale. Elle comprenait mieux la réputation d’Arkham Marvan et pourquoi son frère le redoutait.
Les assaillants ne firent pas le poids face aux Valmirans plus nombreux et parfaitement entrainés et rapidement, tout fut terminé. Le capitaine adverse était à genoux, désarmé et blessé, le menton relevé par la lame du Commodore qui le toisait d’un regard d’acier. Les hommes d’Arkham avaient conscrit les contrebandiers à la proue. Après s’être emparés de leurs armes, ils entreprenaient de ligoter leurs mains alors que d'autres s'occupaient du navire adverse. Maintenant que les lames avaient cessé de s’entrechoquer, on n’entendait plus que les gémissements des blessés. Arkham ordonna aux siens de s’emparer du capitaine vaincu pour le mettre avec ses hommes en attendant de décider de leur sort. Il rengaina son sabre et remit son manteau en place avant de se tourner vers les Arcaniens.

— Commodore Marvan, merci de votre aide, fit Ambre en venant vers lui.

C'était la première fois qu'ils se rencontraient, mais Enkha lui avait parlé si souvent de lui qu'elle avait déjà l'impression de le connaître.

Arkham quitta des yeux son manteau pour adresser d'un geste de la tête et de la main une salutation en bonne et dû forme au capitaine de l'Oscar. En temps normal, il se serait même lancé dans une tirade des plus formelles comme il aimait le faire. Cependant, il avait constaté que son manteau avait une estafilade sur l'épaule et cela le contrariait grandement. Il savait qu'il était trop rigide sur bien des points comme : l'étiquette, le savoir-vivre en société, le code militaire et l'état de ses affaires. Son manteau représentant à bien des égards : l'Affaire la plus importante dans toutes ses possessions. Aussi au moment où ses yeux balayèrent le pont, faisant état des dégâts, des blessés et du capitaine lui faisant face, son esprit ne pouvait s'empêcher de se demander si la couture qui serait faite à son manteau se verrait ou non, ce qui le poussa malgré lui à passer en revu toutes les couturières les plus habiles qu'il avait pu rencontrer ces dernières années.

— Capitaine Marchombre, puis-je savoir ce qui vous a poussé à pendre de tels risques... Seuls ? Demanda-t-il.

Ses yeux s'arrêtèrent sur l'homme près d'elle et son manteau devint alors secondaire.

Vance avait déjà fait demi-tour pour discuter avec Simon, le médecin du bord. Il espérait qu'Enkha viendrait faire diversion pour éviter qu'Arkham ne se préoccupe trop de lui. Pour sa part, il devait vérifier l’état du navire et lister les éventuelles avaries suite à leur manoeuvre brutale. C’était son rôle de s’assurer que l’Oscar puisse rejoindre une île et mettre son équipage en sécurité. C’était aussi une excellente solution pour éviter de penser que son passé venait de lui revenir en plein visage.

— L'urgence et la demande d'une amie, répondit Ambre.

Elle l'observa un instant. Les histoires à son sujet se vérifiaient : il avait une allure certaine, et une présence qui ne l'était pas moins.
Elle jeta un oeil à Oscar, toujours dans le tube du mât principal. Le regard de l'Âme était tourné vers la Belladone qui descendait lentement pour rejoindre leur altitude, et ses lèvres esquissaient un sourire tendre.

Arkham se pinça l'arrête du nez un bref instant, fermant les yeux. Il y avait trop de choses à traiter et il aurait eu peine à dire quelle pouvait être la moins pénible de toutes. Peut être eut il mieux valu s'attarder un peu plus sur cette estafilade à l'épaule.
Il relâcha la pression sur son nez, qu'il estimait avoir très joli, et rouvrit ses yeux pour fixer à nouveau Ambre. Il serait tant d'attraper l'homme qui venait de décamper la queue entre les jambes pour lui dire le fond de ses pensées même si pour le coup, il peinait à comprendre pourquoi Enkha ne lui avait pas envoyé de message concernant ce point.

— Je peux comprendre la loyauté que vous portez à cette amie commune, le sens de l'amitié est une chose que nous partageons et qui nous lie à nos solaris également, dit il avec détachement.

Arkham n'élevait jamais la voix, se réservant cet exercice pour les assauts. Il n'avait pas eu la chance de posséder l'autorité naturelle de son père et avait toujours eu à cœur de la travailler pour qu'elle soit parfaitement posée, chaude et autoritaire.
Il humidifia ses lèvres, pour éviter de les pincer sous la contrariété parce qu'elles étaient au demeurant plutôt séduisantes aussi et qu'il avait toujours eu à coeur de bien présenter.

— L'urgence, en revanche, n'est pas ce qui sied le mieux à cet endroit, dit il en désignant le niveau où stationnait leurs navires.

Ambre Marchombre n'était pas celle qu'il s'était imaginé et maintenant qu'elle était face à lui, la contrariété était plus forte encore. Non pas parce qu'elle était une femme, il avait pour sa part des idées assez progressistes sur le sujet mais pour qui elle était tout simplement. Et quelque chose lui disait qu'Enkha s'était bien gardée aussi de le renseigner sur ce point ces dernières années.

— L'homme qui se battait à vos côtés fait parti de votre équipage ? Demanda-t-il abruptement.

Et voilà que son esprit le ramenait à l'autre contrariété du moment. Peut être pour éviter de s'attarder sur le plus contrariant de tout : revoir Enkha.

Ambre se serait bien passée de sa dernière remarque qui rappelait un peu trop les reproches de Vance sur le sujet, mais bien mieux tournés. Beaucoup mieux tournés.
La question d'Arkham la ramena à son second. Il leur tournait le dos, gueulant des ordres, comme à son habitude, tout en s'éloignant sur le pont.

— Il s'agit de monsieur Dacri, mon second, répondit-elle au Commodore en le regardant à nouveau.

Après un silence, elle ajouta :

— Vous le connaissez ?

Au même moment, Enkha apparut sur le pont, soutenue par Lumi. La jeune femme s'efforçait de ne pas montrer que la façon dont Vance l'avait rattrapée avait réveillé la douleur. Ses blessures étaient cicatrisées, mais restaient sensibles, surtout après avoir été rattrapée brutalement.
Elle jeta un coup d'oeil circulaire sur le pont, avisa les hommes d'Arkham qui transféraient les contrebandiers sur un autre navire, Simon qui recousait l'un d'entre eux blessé au bras, Cédric qui aidait l'un des leurs à rejoindre la coursive. Ses yeux violets tombèrent alors sur Arkham et elle sentit son coeur faire un bond dans sa poitrine avant de se serrer.
Enkha avait refusé à plusieurs reprises qu'Ambre prévienne le Commodore de leurs plans et même de la tentative de meurtre dont elle avait été victime. Elle ne voulait pas le mêler à cette histoire avec Kendrick, ni qu'il apprenne qu'elle était mourante. Elle aurait dû se méfier de la tendance d'Oscar aux commérages, mais était incapable de lui en vouloir car, au fond, elle était heureuse de revoir Arkham Marvan.

Si ce dernier l'avait vu, il n'en laissa rien paraitre, se concentrant sur Ambre. Sous la politesse de ses manières, une certaine froideur passa dans son expression.

— Dacri. Je ne saurai vous dire s'il s'agit bien d'un contrebandier avec qui j'aurais croisé le fer dans le passé ou s'il ressemble juste à tous ces ivrognes qui tiennent les murs des tavernes...

Il tapota encore son manteau.

— C'est de toutes manières sans grande importance. Je suppose que nous vous escortons jusqu'au laboratoire ? Vous vous doutez qu'il ne reste plus rien là bas.... Nous avions emporté le plus important autrefois.

Ambre garda pour elle ce qu'elle pensait à la façon dont il avait parlé de Vance. D'une part, elle ne voulait pas montrer que cela la touchait. D'autre part, le Commodore n'avait pas vraiment tort sur la description : Vance avait été autant un contrebandier qu'un ivrogne pendant des années. Aujourd'hui, il n'était plus ni l'un, ni l'autre, mais elle n'allait pas en débattre avec l'homme qui se tenait devant elle. Comme il venait de le dire, c'était sans importance.

— Je suppose que si vous êtes ici, c'est bien que vous comptiez nous accompagner. Je ne refuserais ni votre aide, ni votre escorte.
— Naviguer aux côtés de ma chère Belladone sera un véritable bonheur, Commodore, intervint soudain Oscar en le saluant d'une révérence théâtrale.

Cet homme-là lui plaisait. Il avait de la prestance, un véritable sens de l'honneur et un magnifique manteau.

— C'est un honneur de vous rencontrer enfin.

Arkham entendit Bella soupirer d'agacement dans son communicateur. Il savait combien Oscar la hérissait. Si l'Âme pouvait se montrer impitoyables envers leurs ennemis, ses propos étaient rarement aussi acerbes et tranchants que ceux qu'elle réservait au solari arcanien. Si cela n'avait pas été pour Enkha, Bella n'aurait pas pressé l'allure pour venir à l'aide d'Oscar.

Il lui rendit son salut avec respect même si l'attitude de son Solaris l'avait plus d'une fois étonné et mit sur la réserve.

— J'ai également beaucoup entendu parler de vous. C'est un honneur pour moi de pouvoir monter à bord.

Il reporta son attention vers la capitaine.

— Quel est l'objet de votre expédition ?

Les pensées d'Ambre allèrent d'Oscar à Enkha, en passant par le réveil de la Walkyrie.

— La sauvegarde des Solaris. Quelqu'un essaye de s'introduire au coeur même de leurs brumes, d'en prendre le contrôle. Je ne sais pas ce qu'il en est des vôtres, mais Oscar et Lorenzia ont déjà subi une attaque. Puisque vous savez à qui appartenait ce labo, vous pouvez comprendre que nous espérons y trouver des réponses.

Cela concordait avec ce que Belladone lui avait révélé et ses doutes concernant la disparition de la Sirène, le solari du Commodore d'Artimon. Elle lui avait parlé des absences que certaines de ses soeurs expérimentaient et qui dénotaient d'un dysfonctionnement.

Euh je sais pas trop ce qu'Arkham sait là dessus alors je te laisse mettre ce que tu veux

— Retrouvons-nous là bas dans ce cas. Mais je doute fortement que vous trouviez quoique ce soit là bas... C'est abandonné depuis si longtemps.

Il jeta un oeil vers Enkha qui ne s'était pas précipitée pour le saluer. Il n'aurait pas dû s'en étonner puisque c'était elle qui l'avait mis sciemment à l'écart de sa vie et maintenant de sa quête personnelle mais cela jetait à nouveau du sel sur cette blessure qui se refusait à guérir.

— J'espère que vous avez raison sur ce point, répondit Ambre en suivant son regard. Mais vos hommes ne seront pas de trop dans le cas contraire.

Toujours au bras de Lumi, Enkha le regarda terminer sa discussion avec Ambre et repartir à bord de son navire. Si elle se sentit peinée qu'il ne vienne pas à elle, elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Elle aurait dû aller à sa rencontre, mais ses pieds avaient refusé d'avancer. Cependant, c'était reculer pour mieux sauter, elle en avait conscience. Avant de descendre au laboratoire, elle devrait lui parler.


La Belladone et l'Oscar reprirent leur route vers le coeur du détroit. Le second navire de la flotte du Commodore les escortait pour plus de sécurité. L'autre était reparti avec les contrebandiers prisonniers et Ambre n'avait posé aucune question sur ce qu'ils comptaient en faire.
Au bout de plusieurs heures de voyage sans histoire, ils avaient finalement atteint le point où amorcer leur descente dans les profondeurs des Nuages Gris. Cependant, le jour déclinerait bientôt et il fut convenu de faire halte sur une petite île. La descente serait déjà suffisamment dangereuse sans la faire de nuit.
Les trois équipages mirent à profit les quelques heures de jour qu'il restait pour préparer au mieux leurs Solaris respectifs à l'expédition du lendemain. Si chacun restait concentré sur sa tache, il était évident que la présence des uns rendait nerveux les autres et que la défiance était de mise malgré leur but commun.

La bouteille était là, à ses pieds, à la fois tentante et répugnante. Vance n’avait qu’à tendre la main pour s’en emparer, faire sauter le bouchon et se perdre dans l’ivresse que ne manquerait pas de lui procurer cette liqueur de noix rouges. Elle éloignerait les préoccupations, les remords et les peurs, mais il savait d’expérience que ce ne serait que temporaire. Rien ne durait jamais avec l’alcool si ce n’était le dégoût de soi-même.
Vance donna un coup de pied dans la bouteille qui roula plus loin. Assis sur un tronc d’arbre écroulé, les coudes en appui sur les genoux, il posa son front sur ses doigts croisés et ferma un instant les paupières. Il avait éloigné le danger. Il ne retomberait pas dans ce piège. Il avait travaillé trop dur pour se rebâtir une vie décente pour tout foutre en l’air en quelques secondes. Il s'en voulait déjà d'avoir pris cette bouteille pour se planquer ici, à l'écart de tout le monde, à peine son boulot terminé. Descendre cette bouteille n’arrangerait rien à la situation et ne ferait pas disparaître Arkham du paysage.
Un bruit de pas à proximité lui fit rouvrir les yeux. La paire de bottes était bien trop neuve et bien trop cirée pour appartenir à quelqu’un d’autre qu’au Commodore. Même gamin, Arkham avait toujours été tiré à quatre épingles.

— Je m’demandais quand tu débarquerais, fit Vance en relevant la tête, ses doigts venant toucher machinalement le bracelet de cuir et de perles de bois à son poignet gauche, seul souvenir qu'il avait gardé de son frère.

— Alors que moi j'ai cessé de me poser cette question depuis longtemps. Probablement lorsque Caitlin m'a demandé de dire quelques mots à la cérémonie funèbre.

Même s'il avait longtemps partagé l'idée de Ségor que Barth même ivre mort n'irait pas crever dans un fossé comme un chien. Il posa sa botte sur la bouteille et se pencha pour la ramasser.

— Visiblement tu n'as pas changé, nota-t-il froidement.

Vance hésita à lui faire remarquer que la bouteille n'était pas entamée et le bouchon toujours scellé à la cire. Arkham avait bien le droit de lui parler ainsi après toutes les fois où il l'avait ramassé ivre mort à la sortie d'une taverne de Pierre-Noire ou d'ailleurs et n'avait récolté que des injures en remerciements.

— Toi non plus.

Contrairement à lui, son ami d’enfance n'avait guère changé en dix ans. Toujours le même visage anguleux rasé à la perfection, la même coupe de cheveux courts, et toujours le long manteau rouge brodé de fils d’or de son père sur le dos. Un sourire en coin s’esquissa sur ses lèvres malgré lui alors que Vance pensait qu’Arkham Marvan était devenu l’incarnation de l’image qu’ils se faisaient d’un Commodore lorsqu’ils étaient enfants : l’âme noble, du courage à revendre autant que du style. Il était le héros du Valmirail et la bête noire de l’armée d’Arcanie. Une parfaite icône !

Dans ses souvenirs, son ami n'avait jamais respecté grand monde pas plus que les règles les plus élémentaires. En cela, ils étaient déjà très différents. Cependant, il aurait aimé que cette absence de considération épargne leur amitié. La trahison était même double de le voir lié à Enkha qui l'avait écarté de la même manière de son existence. S'il avait été plus jeune, il se serait peut être offert le plaisir de lui coller son point dans la figure. Mais il détestait abimer ses mains et par ailleurs, ça serait lui donner trop d'importance. Si lui et Enkha se fichait de lui et ses sentiments alors il en ferait autant. Il avait appris à bâtir sa réputation sur ses exploits mais également sur sa prestance, sur son impassibilité face aux ennemis et l'adversité. Il ne serait pas si difficile de poursuivre sur sa lancée. Il suffisait qu'il parvienne à s'en convaincre lui-même.

— Détrompe-toi, j'ai tiré de nombreux enseignements de leçons que m'ont donné des personnes que j'ai traité comme des membres de ma famille. Je suis bien moins naïf que tu aimais me le dire, dit il en se baissant pour ramasser la bouteille.

Il soupira en voyant que ce n'était pas du vin des Terrasses comme il aimait en déguster en bonne compagnie.

— Tu l'as jamais été tant que ça, répondit Vance en haussant les épaules.

Il se passa la main dans les cheveux qui retombèrent comme toujours aussitôt sur ses yeux. Tout aurait été plus simple si Arkham s'était emporté ou s'il lui avait décroché une bonne droite, mais il n'avait jamais été du genre à déclencher les hostilités en dehors des champs de bataille.
Cela faisait des années que Vance avait cessé d'imaginer ce qu'ils se diraient s'ils retombaient face à l'autre. De toute façon, il avait tout fait pour que cela n'arrive pas, évitant avec soin le ciel d'Opale et les équipages valmirans qui croisaient sa route à la faveur d'une escale.

— Je pouvais pas rester... C'était pas contre Caitlin, ni contre toi. C'était même pas contre Lui.

Ségor Trémaire. Son père. Rien n'avait jamais été simple avec lui. Enfant, il lui avait porté la même admiration qu'Arkham portait à son propre père. Après la mort de sa mère, l'admiration avait laissé le pas à une colère dévorante et entre eux, cela avait été l'affrontement permanent. Encore aujourd'hui, il était persuadé que Ségor était bien mieux sans lui.

Ces mots ranimèrent cette colère froide qui l'avait laminée toutes ces années. Il avait cru qu'elle avait fini par mourir avec le souvenir de son ami. Ses yeux l'observèrent avec attention comme pour s'assurer que cette conversion se déroulait bien avec une personne vivante et non une sorte de démon revenu le hanter.
Il cassa la bouteille contre un arbre, ne gardant que le tesson du goulot dans sa main et dans un geste aussi rapide que souple, il se saisit de Vance par le col, ramenant son visage près du sien.
Il sentit la pointe coupante du verre contre la peau de son cou alors que les yeux d'Arkham se plongeait dans les siens.

— Bien entendu. Toi. Tout n'a jamais tourné qu'autour de toi, dit il avec cette colère aussi glaciale que tranchante. Et même si tu avais dû aller identifier les corps de tous les ivrognes de la région dans la crainte d'y trouver le visage de ton ami, ton fiancé ou ton fils et ce pendant des années, tu te serais servi de cette épreuve pour te détruire un peu plus et empoisonner l'existence de tes proches.

Il appuya un peu plus le verre, sa poigne étant étonnamment puissante, les pieds de Vance touchant à peine le sol. Jamais encore Arkham n'avait fait démonstration d'une telle puissance. Pas même durant un combat où il tenait toujours ses adversaires à distance de son corps.

— Je t'ai tellement détesté que te tuer avec cette fichue bouteille que tu as mis entre toi et les autres serait un véritable cadeau...

Il le repoussa et jeta au sol, lâchant le morceau de verre au passage.

— Mais j'aurais bien plus de plaisir à laisser ton père se charger de toi, dit il plus calmement en retapant son manteau comme si ce relâchement avait affecté toute sa tenue.

En réalité, il avait la sensation d'être hérissé de colère comme un chat et que ses poils transperçaient ses vêtements. Il sentait que pour se calmer, il devrait se charger lui-même de la couture de son manteau en écoutant Bella lui chanter un air d'opéra. Rien que d'y penser, cela l'apaisait un peu.

Vance avait été surpris par la violence d'Arkham et n'avait même pas eu le temps de réagir. A moins que ses mots l'aient paralysé. Jamais il n'aurait imaginé que son père l'ait vraiment cherché et il avait encore du mal à le croire. Quant à Caitlin, la manière dont il l'avait traitée avait été si odieuse qu'il s'était toujours persuadé que son départ avait été un soulagement.

— Mon père, lâcha Vance avec sarcasme en se relevant. Il pouvait même plus me regarder en face après la mort de Cameron. Tu l'sais très bien. T'étais là.

Vance se souvenait encore avec précision du regard de Ségor quand il lui avait annoncé que son frère s'était interposé entre l'Arcanien et lui, prenant le coup qui lui était destiné. De sa façon de lui tourner le dos sans desserrer les dents et de l'éviter les jours, les semaines qui avaient suivi. A part lui gueuler dessus, comme toujours, Ségor n'avait rien fait pour lui éviter de sombrer et de devenir cette loque à peine humaine qui avait finalement quitté le Valmirail pour essayer d'aller crever quelque part.

— Putain ! Tu veux entendre quoi ? Que j'ai merdé ? Ouais, j'ai merdé. Mais on est pas tous comme toi, drapé dans l'honneur et un putain de manteau écarlate ! Toi, t'as su avancer. Moi pas.

Vance avait vu Arkham affronter la perte de son père avec dignité et courage, reprenant le flambeau en même temps que le commandement de la Belladone. Lui, il rêvait encore certaines nuits de ses mains pleines du sang de Cameron et de l'avoir senti mourir dans ses bras parce qu'il avait été trop téméraire. Plus que la balle arcanienne, c'était sa propension à prendre des risques inconsidérés qui avait tué son frère.

— Mais je suis plus ce type-là, dit-il avec plus de conviction, regardant Arkham dans les yeux.

Ambre, Simon, les autres membres de l'équipage lui avaient donné une nouvelle chance, un but à atteindre. Rien n'était simple et il n'était jamais certain de mériter ce qu'il avait aujourd'hui, mais il s'y accrochait malgré tout.

— Je n'en doute pas.

Il était évident à son ton qu'Arkham doutait que ce soit dans le bon sens.

— Mais ne compte pas sur moi pour mentir à Ségor ou à ta nièce quand je les verrai. Mon honneur et mon manteau m'en empêcheront.

Il se détourna pour reprendre le chemin vers son navire.

Vance le laissa partir, un goût amer dans la bouche. Depuis qu'il ne touchait plus à l'alcool, il avait pris conscience des dégâts qu'il avait pu causer et c'était bien pour cela qu'il n'avait pas remis les pieds à Pierre-Noire. Tout le monde était bien mieux sans lui, surtout la gamine de son frère. Kléo avait déjà un oncle et il valait mieux qu'elle prenne Arkham en référence que lui.
Il poussa finalement un long soupir et se rassit sur son tronc face au feu de camp.

— T’as oublié quelque chose ? demanda-t-il en se tournant vers celui qui arrivait.
— C’est toi qu’as oublié un truc, répondit Cédric en lui lançant une couverture qu’il rattrapa au vol.

Vance plissa légèrement les yeux, surpris et méfiant à la fois. Cédric avait forcément vu Arkham repartir en venant jusqu’ici. Il avait peut-être même assisté à une partie de la conversation.

— Qu’est-ce qu’tu fous là ?
— J’me suis dit que t’aurais besoin d’un peu d’compagnie. J’sais que tu préférerais celle du Cap’taine, mais j’crois que t’auras pas mieux qu’moi ce soir.

Cédric lui offrit un large sourire malicieux avant de jeter une autre couverture au sol et de s’y asseoir. De sa besace, il sortit du pain et de la viande rôtie.

— Détends-toi, mon vieux, continua le Ravenois. On dirait qu’tu vas mordre.
— Qu’est-ce que t’as entendu ? demanda finalement Vance.

Cédric haussa les épaules, découpant une large tranche de pain avec son couteau. Il en proposa une à Vance aussi naturellement que d’habitude.

— Sûrement trop. Qu’est-ce qu’tu veux qu’j’te dise ? T’as des casseroles au cul, j’ai des squelettes dans l’placard, c’est comme ça. On va pas r’faire l’Histoire. On peut juste avancer et prier qu’ça nous explose pas à la gueule un d’ces quatre.

Vance laissa échapper un long soupir alors que Cédric se lançait dans une longue tirade sur la grande aventure qui les attendait le lendemain. Contrairement à lui, le Ravenois semblait excité par la perspective de descendre dans les profondeurs. Son enthousiasme finit par le faire sourire et il fut gré à son ami de réussir à le distraire un peu d'Arkham et du reste.


La soirée était bien avancée et les marins des trois équipages avaient regagné leurs hamacs. Dehors, le froid et le vent n’encourageaient guère à traîner à terre, même autour d’un feu de camp, et seule une poignée de sentinelles étaient encore de sortie.
La contrariété d’Arkham à revoir Barth s’était finalement atténuée grâce à Bella. L’Âme connaissait bien son capitaine et ce qui le liait au fils de Ségor Trémaire. A vrai dire, elle était autant contrariée après lui qu’Arkham, car si ce dernier était toujours resté maître de lui devant Ségor ou Caitlin, elle avait été aux premières loges pour constater combien lui avait coûté la disparition de son ami d’enfance. Et rien ne la mettait plus en colère que les souffrances de son capitaine, surtout celles qu’il taisait.
Dès qu’il avait remis les pieds à bord de son solari, Bella lui avait proposé de dîner en sa compagnie. Plus tôt, Ambre Marchombre s’était excusée de ne pouvoir l’inviter ce soir sur l’Oscar, trop occupée à tout vérifier pour le voyage du lendemain. L’excuse était valable, mais il était fort probable qu’elle avait surtout évité qu’Enkha ne se retrouve face à lui à cette occasion alors qu’elle ne lui avait toujours pas adressé la parole elle-même. Heureusement, la compagnie de Bella, l’opéra qu’elle lui chanta et un verre d’un excellent cru de son île natale adoucirent un peu cette autre contrariété. Il la sentait pourtant tendue elle aussi, mais il ignorait si cela venait uniquement de leur périple à venir, des menaces pesant sur Enkha, sur celles visant les Solaris ou de la proximité d’Oscar. Pendant leur voyage jusqu’ici, elle ne s’était pas gênée pour répéter qu’Oscar n’était sûrement pas le plus fiable pour entreprendre une telle descente. Sûrement était-elle vexée qu’Enkha lui ait préféré ce détestable imbécile, comme elle le décrivait, plutôt qu’elle pour retourner dans ce laboratoire.

Comme il en avait l’habitude, Arkham faisait un dernier tour sur le pont de la Belladone avant de se coucher. Sa montre affichait 11h passés de quelques minutes et le départ était prévu à l’aube.

—  Bonsoir. Ais-je la permission de monter à bord ?

Enkha se tenait sur la passerelle, une main sur le bastingage, attendant sa réponse avant de poser le pied sur le pont. Elle avait troqué son pantalon et son manteau de marin pour une robe simple, un gros châle sur les épaules. Le vêtement paraissait un peu plus ample qu’il ne l’aurait dû. Elle avait toujours été menue, mais il était évident qu’elle avait perdu un peu de poids suite à ses blessures.
Elle lui sourit doucement bien qu’elle ne soit pas très à l’aise. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, elle ignorait quelles seraient ses réactions. A le voir devant elle, sur ce pont, elle ne pouvait nier qu’il lui avait affreusement manqué.

Il aurait préféré ne pas être si faible, surtout devant son sourire discret et son regard d'une grande douceur. Il lui fit signe et lui tendit la main pour qu'elle puisse monter à bord avec ses manières habituelles.

Elle sentit un poids s'ôter de ses épaules et de son coeur à son geste. Elle glissa sa main dans la sienne et franchit le dernier pas qui la séparait de la terre au Solari. Elle se déplaçait encore avec difficulté. Les cicatrices à son flanc tiraient un peu, mais elle faisait bonne figure, essayant d’oublier que Simon lui ferait un sermon dès qu’il apprendrait qu’elle avait trop forcé.
Elle leva les yeux vers son visage qu'elle connaissait par coeur pour l'avoir si souvent admiré. Parfois même la nuit, quand il dormait à ses côtés.

— Je ne voulais pas que nous descendions là-dessous sans t'avoir parlé. Je suis désolée de ne pas être venue te voir plus tôt.

Elle s'y était préparée avant le dîner, mais quand elle l'avait vu revenir sur la Belladone, elle avait deviné qu'il avait dû parler avec Vance et elle avait jugé qu'il valait mieux attendre.

Arkham apprécia ces quelques mots. Il y en avait au moins un sur deux qui savait s'excuser. Au moins pour ne pas l'avoir saluer.
- Je ne suis plus à quelques années près, murmura-t-il mais sans reproche dans la voix cela tenait plus du constat.

Enkha serra légèrement ses doigts. Elle se sentait toujours incapable de lui parler de la maladie qui la tuait, du temps qui lui manquait. Elle ne voulait voir ni inquiétude, ni pitié dans son regard.

— Pour Barth... Je sais que j'aurai dû te le dire, mais j'étais sûre qu'il n'était pas encore prêt. Si tu étais venu le trouver, il aurait fui.

Autant régler cette question-ci en premier.

— Tu n'as pas besoin de verbaliser le seul talent de ce type.

Ils avaient grandi ensemble, ils avaient partagé bien des choses mais ce qui les avait toujours divisé c'était bel et bien leur attitude face à leurs responsabilités.
Arkham aurait aimé la conduire jusqu'à sa cabine mais cela n'aurait pas été correct à bien des égards. Ils ne partageaient plus ce genre d'intimité. Pour autant, la salle où ils se restauraient et décidaient des plans de bataille lui semblait pour le coup bien trop informel. Parfois, il se fatiguait lui-même à toujours penser à tout dans le moindre détails comme si décider entre la pomme ou la poire pour le dîner devait immanquablement générer des réflexion sur le court du marché, l'inflammation du royaume dont l'une ou l'autre provenait et de manière plus trivial ce que la personne en face de lui pouvait préférer et selon leur accointance s'il était judicieux de lui céder ou au contraire de lui ravir. Et son esprit fonctionnait ainsi pour tout. Ainsi on le jugeait souvent silencieux et un peu froid alors qu'il se contentait de se perdre dans des méandres de calculs absurdes que son interlocuteur était bien en peine de deviner.
Il opta pour la coursive et l'arrière du bateau. La vue était belle et l'endroit assez calme à cette heure.

— Tu ne sembles pas aussi rayonnante que d'habitude. Enfin un peu moins, dit il avec prudence.

Il n'était jamais bon de dire à une femme qu'elle avait mauvaise mine. Même si elle vous avait quitté. Enfin surtout si elle vous avait quitté et que cela vous rongeasse le cœur au point de vouloir se cacher dans sa chambre pour faire de la couture plutôt que de la revoir.

Enkha n'avait pas lâché son bras. Le sentir là, si près alors qu'elle l'avait évité ces 3 dernières années... Aujourd'hui, elle savait qu'elle avait pris la mauvaise décision le concernant, en privilégiant son passé à son présent, mais personne ne pouvait remonter le temps.

— C'est joliment dit, fit-elle en levant les yeux vers lui, un très léger sourire sur les lèvres.

Elle détourna le regard pour fixer le paysage devant eux. Elle était restée accrochée à son bras et il sentit que ses doigts resserraient un peu leur prise sur la manche de son manteau.

— Je vais bien, je t'assure.

Elle ne doutait plus qu'il sache ce qui lui était arrivé. Peut-être pas dans les détails, mais suffisamment pour être venu jusqu'ici.

— Merci d'être encore une fois arrivé à temps, reprit-elle en revenant à ses yeux.